Le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye s’est envolé pour Abidjan afin de participer en grande pompe au Forum Jeune Afrique (également connu sous le nom d’Africa CEO Forum) une grand-messe économique réunissant chefs d’État, investisseurs et dirigeants du secteur privé. À première vue, ce déplacement s’inscrit dans la promotion du « New Deal public-privé » prôné par le sommet. Mais il survient dans un climat lourd de tension entre le pouvoir sénégalais et les médias. Car le même gouvernement Faye-Sonko qui envoie fièrement son chef de l’État dialoguer avec un média international vient tout juste d’adresser une sévère mise en demeure au magazine Jeune Afrique, organisateur de l’événement, et de multiplier les mesures de rétorsion contre la presse jugée critique. Une contradiction flagrante qui soulève des questions sur la sincérité et la cohérence du régime de Dakar.

Forum économique et diplomatie sélective

Invité par son homologue ivoirien, Bassirou Diomaye Faye est l’un des hôtes d’honneur de l’édition 2025 de l’Africa CEO Forum à Abidjan. Cet événement annuel, initié par le groupe de presse Jeune Afrique et co-organisé avec la Société financière internationale, se veut la plus grande plateforme africaine dédiée aux partenariats entre gouvernements et secteur privé. Pendant deux jours, décideurs et experts y débattent du rôle moteur du secteur privé dans le développement du continent, autour du thème ambitieux : « Un New Deal public-privé peut-il rebattre les cartes en faveur de l’Afrique ? »

Pour Bassirou Diomaye Faye, fraîchement porté à la tête du Sénégal un an plus tôt, c’est l’occasion de dérouler sa vision économique. Le jeune président entend convaincre les investisseurs que son pays est ouvert aux affaires et aspire à devenir un hub régional dynamique. Sur la scène du forum, il vante un Sénégal stable, en croissance, misant sur les infrastructures, l’énergie et l’intégration commerciale via la ZLECAF (Zone de libre-échange continentale africaine). Cette participation s’inscrit aussi dans le cadre d’une visite diplomatique plus large : en marge du forum, Faye multiplie les rencontres bilatérales, notamment avec le président ivoirien Alassane Ouattara. Dakar et Abidjan cultivent des relations étroites, portées par des échanges commerciaux en hausse et des intérêts communs dans des secteurs clés. En affichant une telle connivence économique, le Sénégal cherche à renforcer son axe avec la Côte d’Ivoire, autre poids lourd ouest-africain, et à montrer que la diplomatie économique sera au cœur de son action extérieure.

Cependant, derrière cette vitrine reluisante, un détail choque : le sponsor médiatique même de l’événement (Jeune Afrique) est dans le collimateur de la présidence sénégalaise. Quelques jours à peine avant de fouler le tapis rouge du forum, le gouvernement de Bassirou Diomaye Faye a officiellement accusé Jeune Afrique d’« atteinte aux intérêts vitaux du Sénégal ». Motif invoqué : un article du magazine s’interrogeant sur une possible menace d’attaque jihadiste contre le territoire sénégalais. Jugeant ces spéculations “alarmistes” et “infondées”, Dakar a envoyé au journal une lettre formelle de mise en demeure, l’admonestant de respecter la « souveraineté » du pays. Habibou Dia, directeur de la Communication de la présidence, a fustigé les « articles incendiaires » de Jeune Afrique et averti que, faute de rectification, le régime pourrait aller jusqu’à « interdire l’hebdomadaire d’activité » sur le sol national ».

Voir le président Faye paradant à une tribune estampillée Jeune Afrique alors même que son équipe brandit la menace de censure contre ce média relève donc du paradoxe. L’attitude sénégalaise oscille entre participation cordiale et intimidation juridique, laissant perplexes observateurs et journalistes. S’agit-il d’une tentative de compartimenter le front intérieur et la scène internationale ? En clair : serrer la vis chez soi tout en soignant son image hors de ses frontières. En acceptant l’invitation d’un média qu’il vilipende par ailleurs, Bassirou Diomaye Faye espère sans doute prouver qu’il n’est pas allergique au dialogue médiatique, du moins tant qu’il peut en tirer profit. Mais cette équation à double face n’échappe à personne et entache la portée diplomatique de son voyage.

 

Le Sénégal et la Côte d’Ivoire : partenariat public-privé contre libertés publiques ?

Le Forum d’Abidjan devait être, pour Dakar, une tribune idéale afin de parler investissements, projets d’infrastructures et intégration régionale. Les deux économies francophones les plus dynamiques de la sous-région ont en effet beaucoup à gagner à coordonner leurs efforts, et Bassirou Diomaye Faye n’a d’ailleurs pas manqué de louer l’excellence des relations avec Abidjan en citant quelques initiatives illustrant la convergence économique entre les deux pays.

Mais cette volonté de rassurer les partenaires a un envers du décor gênant. En parallèle du discours policé prononcé à Abidjan, le gouvernement Faye-Sonko continue de mener la vie dure aux médias indépendants chez lui, brouillant ainsi son message. Car quelle confiance inspirer aux milieux d’affaires internationaux quand la presse locale, garante de la transparence, est muselée ? Le partenariat public-privé que vante Bassirou Diomaye Faye ne risque-t-il pas d’être affaibli par le déficit de débat public libre au Sénégal ? Les investisseurs ne sont pas indifférents à la gouvernance globale d’un pays : l’existence d’une presse libre, capable de mettre en lumière les dérives et d’assurer un minimum de redevabilité, fait partie d’un climat des affaires sain. En sabrant toute voix critique, le régime prend le risque de saper la confiance, y compris économique, qu’il tente de bâtir à l’étranger. C’est là tout le dilemme : promouvoir un « New Deal » en faveur du développement d’un côté, tout en restreignant l’espace civique de l’autre.

Une presse sous pression : mise au pas médiatique à Dakar

Depuis l’arrivée au pouvoir du duo Bassirou Diomaye Faye – Ousmane Sonko en avril 2024, les relations entre l’État sénégalais et la presse sont allées de mal en pis. Très vite, le nouveau pouvoir affiche sa méfiance à l’égard d’une partie des médias, accusés alternativement de relayer la propagande de l’ancien régime ou de semer le trouble. Les premières salves prennent la forme de mesures économiques : pression fiscale accrue sur les entreprises de presse, et surtout gel brutal des contrats de publicité des agences et sociétés publiques avec les organes privés jugés trop critiques. Ce boycott publicitaire assèche les revenus de nombreux journaux et radios, aggravant une crise latente dans le secteur. « Économiquement asphyxiée, la presse sénégalaise est menacée dans son existence », alerte fin 2024 l’Association des professionnels de la presse, qui y voit une volonté délibérée de faire plier les rédactions rebelles en les étranglant financièrement.

Puis vient l’offensive réglementaire. Prétextant un grand “plan d’assainissement” des médias, le ministère de la Communication publie le 22 avril 2025 une liste noire de 381 organes de presse prétendument “non conformes” aux dispositions du Code de la presse. La sanction brandie est implacable : suspension pure et simple de leurs activités. Dans la foulée, plusieurs radios locales reçoivent l’ordre de cesser d’émettre. Officiellement, il s’agit de « faire respecter la loi » et d’écarter les acteurs illégaux ou fantômes. Officieusement, la presse y voit une tentative de réduire au silence les organes trop gênants pour le pouvoir. D’autant que bon nombre des médias visés figurent parmi les plus critiques du régime Sonko-Faye.

La presse d’investigation en ligne est particulièrement ciblée. Le cas du site Afrique Confidentielle est emblématique. Ce média d’enquête, connu pour ses révélations peu flatteuses sur les coulisses du nouveau pouvoir, s’est attiré les foudres de la présidence. Le 3 mai, veille de la Journée mondiale de la liberté de la presse, Habibou Dia annonce publiquement un blocage imminent du site Afrique Confidentielle sur le territoire sénégalais. « L’autorité a demandé à ce que l’accès au site ne soit plus disponible », déclare-t-il, promettant une exécution sous peu de cette censure. Le grief allégué ? La publication par Afrique Confidentielle d’articles sur les dissensions internes au sein du gouvernement et sur une gestion sécuritaire jugée opaque. Incapable de démentir ces enquêtes embarrassantes, l’exécutif a choisi la méthode forte : couper le micro à ces critiques et criminaliser la curiosité journalistique. Dans le même esprit, le gouvernement a fait convoquer fin avril un journaliste de la télévision privée Sen TV, Simon Faye, pour avoir relayé sur son antenne des informations d’Afrique Confidentielle. Son “tort” : avoir diffusé des allégations non vérifiées (selon les autorités) émanant du site d’investigation. Résultat : ce rédacteur en chef s’est retrouvé en garde à vue pendant plusieurs jours, inculpé pour “diffusion de fausses nouvelles”, avant d’être remis en liberté sous contrôle judiciaire.

Les exemples de journalistes inquiétés se multiplient. Pas un mois ne passe sans qu’un reporter ou un chroniqueur ne soit convoqué par la police ou la justice pour un contenu déplaisant au pouvoir. Fin avril, un chroniqueur politique et deux animateurs de la chaîne Source A ont ainsi été interpellés après une émission dans laquelle ils critiquaient vertement le Premier ministre Sonko. Là encore, le procureur s’est saisi pour « diffusion de fausses nouvelles » et « trouble à l’ordre public ». Un climat de peur et d’autocensure s’installe peu à peu dans les rédactions. “Le Sénégal ne peut plus tolérer les dérives médiatiques et les comportements irresponsables qui fragilisent la cohésion nationale”, a martelé Sonko devant les députés mi-avril, assumant une politique de « tolérance zéro » envers ce qu’il appelle la désinformation. Le message aux journalistes est limpide : toute voix discordante risque d’être étouffée, au besoin par la force de la loi.

 

Un discours à double face : ouverture affichée, répression assumée

C’est dans ce contexte tendu que la présence de Bassirou Diomaye Faye au Forum Jeune Afrique prend une résonance particulière. L’écart entre le discours policé qu’il tient à Abidjan et la réalité de sa gouvernance interne est saisissant. D’un côté, un président qui se fait le chantre de la modernité, de la bonne gouvernance économique et de l’intégration régionale, se présentant sur la scène internationale comme un dirigeant fréquentable, prêt à échanger avec des médias étrangers. De l’autre, un homme à la tête d’un régime qui, chez lui, s’emploie activement à museler la presse, y compris en s’attaquant frontalement à l’organisateur même du forum qui l’accueille.

Ce double jeu ne saurait passer inaperçu. Les observateurs ne manquent pas de relever l’ironie de la situation : M. Faye vient vanter les mérites d’un partenariat public-privé lors d’une conférence prestigieuse, alors que son propre partenariat avec la presse privée nationale est réduit à néant. Le contraste est d’autant plus flagrant que Jeune Afrique, en tant que média panafricain de référence, a mis en lumière ces derniers mois les dérives du tandem Faye-Sonko, qu’il s’agisse de l’ambiguïté du partage du pouvoir entre les deux hommes ou de certaines pratiques opaques du nouveau régime. Y participer comme invité d’honneur revient dès lors, pour le président sénégalais, à cautionner par sa présence la légitimité de ce regard critique qu’il cherche par ailleurs à disqualifier chez lui.

Politiquement, Bassirou Diomaye Faye marche sur une corde raide. En interne, sa base militante et son influent Premier ministre Sonko exigent une fermeté sans faille contre ceux qu’ils perçoivent comme des adversaires médiatiques. En externe, le chef de l’État sait qu’il doit donner des gages d’ouverture et de respect des normes démocratiques s’il veut rassurer bailleurs de fonds et partenaires internationaux. D’où cette stratégie de « double discours » : un visage souriant et réformateur à l’étranger, une main de fer à domicile. Mais à l’ère des réseaux sociaux et de l’information mondialisée, croire que ces deux images pourront rester cloisonnées est illusoire. Ce que Faye gagne en visibilité économique lors de ce forum, il le perd en crédibilité politique auprès de tous ceux qui scrutent la situation sénégalaise.

Liberté de la presse en berne : quel impact pour le Sénégal et la région ?

Le Sénégal, longtemps cité en exemple pour sa vitalité démocratique et la pluralité de sa presse, est en train de basculer sur une pente inquiétante. Le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières l’a fait chuter à la 94ᵉ place en 2024, du jamais-vu pour ce pionnier démocratique ouest-africain. Le pouvoir aura beau contester ces évaluations au nom d’un prétendu assainissement du secteur, le signal envoyé est désastreux : aux yeux de nombreux défenseurs des libertés, Dakar n’est plus l’exception dans une région où la presse vit sous menace permanente. Ceux qui espéraient que l’alternance de 2024 serait synonyme de renouveau démocratique sont amers : au lieu d’un souffle de liberté, c’est un vent de répression qui s’est levé.

La participation de Bassirou Diomaye Faye au Forum Jeune Afrique, loin d’atténuer ces inquiétudes, les met au contraire en lumière. Son cas sert désormais d’avertissement : même les nations réputées les plus stables de la région ne sont pas à l’abri de dérives autoritaires. À l’heure où plusieurs pays voisins sont déjà englués dans des transitions incertaines et où les médias indépendants se battent pour survivre face à des régimes hostiles, voir le Sénégal fléchir sur ses principes risque d’inciter d’autres gouvernants à suivre la même voie.

En définitive, ce voyage à Abidjan apparaît comme une occasion manquée sur le plan symbolique. Il aurait pu être, pour le président sénégalais, le moment de montrer un visage apaisé et de tendre la main à une presse qu’il a malmenée. Au lieu de quoi, le contraste entre le faste de son discours économique et l’ombre de la censure qui l’accompagne n’en ressort que plus crûment. La voix qu’il fera entendre sur la scène du Forum sera peut-être applaudie par les investisseurs en quête d’opportunités, mais elle résonnera aussi comme un écho amer pour les journalistes bâillonnés de Dakar. On ne peut indéfiniment soigner son image à l’étranger tout en piétinant les valeurs démocratiques chez soi, sans en payer tôt ou tard le prix politique. Le Sénégal, ancien « bon élève » de la liberté de la presse, n’a rien à gagner à ce grand écart.