Le monde contemporain n’est pas traversé par « quelques » guerres spectaculaires, mais par une cartographie grouillante de conflits qui structurent les relations internationales et le quotidien de millions de personnes. La statistique est implacable : l’Uppsala Conflict Data Program a recensé 61 conflits armés impliquant au moins un État en 2024, un record depuis 1946, dont onze ont franchi le seuil de « guerre » (plus de 1 000 morts de bataille). « Jamais il n’y a eu autant de conflits armés à travers le globe », avertissaient les chercheurs. Cette inflation n’est pas une anomalie : elle traduit le retour durable de la force comme instrument banal de politique.
La multiplicité saute aux yeux. En Europe orientale, la guerre russo-ukrainienne perdure. Au Moyen-Orient, Gaza reconfigure les équilibres régionaux tandis que la Syrie et le Yémen restent des fronts ouverts. En Afrique, la carte des combats s’épaissit : au Soudan, l’affrontement entre l’armée et les Forces de soutien rapide ravage Khartoum et le Darfour ; au Mozambique, les attaques à Cabo Delgado ont déplacé des dizaines de milliers de personnes en septembre ; dans l’Est congolais, la reprise des hostilités a précipité de nouveaux exodes. En Asie, la guerre civile birmane s’intensifie ; en Amérique latine, la violence organisée du Mexique à l’Équateur prend des allures de conflit armé. Parler d’une centaine de foyers actifs n’a rien d’exagéré.
Le décompte grimpe encore lorsqu’on inclut les affrontements non étatiques et les violences de basse intensité. Les systèmes d’alerte ont enregistré plusieurs « mois records » depuis 2024, tant pour les accrochages que pour les attaques contre les civils. Cette granularité révèle l’atomisation d’acteurs armés (milices, gangs, mercenaires, forces spéciales) et la diffusion d’outils peu coûteux (drones, explosifs improvisés, plateformes de propagande) qui abaissent le seuil d’entrée dans la violence organisée.
Reste la visibilité. L’Ukraine, Gaza ou le Soudan dominent les ondes, tandis que d’autres crises ne percent qu’épisodiquement. Cabo Delgado illustre ce « hors-champ » : villages vidés, humanitaires entravés. Les territoires Touaregs du nord du Mali et du Niger sont pris dans un faisceau de séparatismes, djihadisme et trafics ; l’écho reste faible. Au Mexique, la fragmentation des cartels entretient une guerre diffuse faite d’extorsions, d’enlèvements et d’affrontements urbains, avec des bilans annuels comparables à ceux de conflits reconnus – sans mobilisation diplomatique soutenue. Ce silence tient moins à l’intensité qu’à la hiérarchie des intérêts.
Surtout, la violence est protéiforme. Les frontières entre guerre, terrorisme et criminalité s’effacent : opérations régulières, guérillas, frappes de drones bon marché, désinformation et cyberharcèlement coexistent. Des sièges affament délibérément des villes ; ailleurs, des mercenariats transnationaux se louent aux États, brouillant la responsabilité. Au Sahel, l’économie de prédation mêle orpaillage, rançons et contrebande ; dans les Amériques, certains gouvernements qualifient de « terroristes » des organisations criminelles pour militariser la sécurité intérieure.
Les conséquences sont globales. Côté humain : fin 2024, 123,2 millions de personnes étaient déracinées. « Cela ne doit pas devenir la nouvelle normalité », insiste Catherine Russell. Côté territorial : en 2023, 14 % de la population mondiale a vécu à moins de cinq kilomètres d’un épisode de violence ; plus d’un humain sur dix a donc été directement exposé à la guerre ou à ses effets immédiats. Côté institutionnel : le multilatéralisme effectif recule, pris en otage par les vétos, les rivalités et la contraction des budgets humanitaires.
Face à cette « normalité conflictuelle », rompons avec deux illusions. D’abord, croire que le règlement de quelques « grands dossiers » suffirait : même un cessez-le-feu en Ukraine ou à Gaza ne ferait pas disparaître les dizaines de conflits invisibles, enracinés dans des contentieux fonciers, des économies illicites et des souverainetés abîmées. Ensuite, penser que l’outil militaire peut, seul, stabiliser : au-delà d’un seuil de fragmentation, la coercition sans horizon politique entretient la violence qu’elle prétend éteindre.
Que faire ? Trois priorités :
Protéger : garantir l’accès humanitaire, documenter les crimes, sanctionner les entraves et financer correctement santé, eau, alimentation et école.
Assécher : frapper les circuits financiers et logistiques des économies de guerre (or du Sahel, méthamphétamine du Mékong, cocaïne andine) via traçabilité, contrôles coordonnés et poursuites extraterritoriales.
Réparer : relégitimer des États par des services publics concrets, des réformes de justice et des pactes sécuritaires locaux qui intègrent les acteurs armés dans des arrangements de désescalade.
« La seule chose qui manque de manière la plus criante, c’est la paix », rappelait António Guterres. Prendre cette phrase au sérieux, c’est élargir notre focale, du spectaculaire au structurel ; admettre que la guerre n’est pas une parenthèse mais un régime durable qu’il faut contenir, réguler et, lorsque c’est possible, transformer. Réduire l’état du monde aux conflits visibles, c’est ignorer la profondeur du désordre. Regarder la carte entière, c’est se donner une chance de reconstruire, patiemment, les conditions d’une paix utile, celle qui se mesure à la sécurité des civils et à la solidité des institutions plutôt qu’au fracas des fronts.