Troisième volet de notre série consacrée à l’impact de l’intelligence artificielle en Afrique : après les usages dans la santé et l’agriculture, place à l’école. Cet article explore la façon dont l’IA reconfigure l’enseignement et l’apprentissage sur le continent, entre promesses et angles morts.

Le point de départ est brutal : la région subsaharienne enregistre les taux de “learning poverty” les plus élevés au monde, avec « neuf enfants sur dix incapables de lire et de comprendre une histoire simple à 10 ans ». Cette réalité impose de penser des solutions qui aident les enseignants sans les remplacer. L’IA peut offrir ce saut qualitatif, si elle est encadrée et adaptée aux contextes locaux.

La première promesse tient à la personnalisation. Des systèmes de tutorat adaptatif, longtemps réservés aux pays riches, arrivent par des voies frugales : SMS interactifs, chatbots légers, contenus hors ligne. Au Kenya, M-Shule combine messages texte et algorithmes pour proposer des révisions au niveau de chaque élève ; en zone rurale, Eneza (Shupavu291) délivre des leçons alignées sur le curriculum par simple téléphone. Au Nigeria, uLesson a popularisé les exercices auto-corrigés et des parcours différenciés ; des études locales suggèrent des gains d’apprentissage quand l’usage est soutenu. Dans des classes à effectifs pléthoriques, ces outils deviennent des « tuteurs patients », capables d’identifier les lacunes et de proposer des exercices ciblés.

L’IA peut aussi élargir l’accès là où l’enseignant manque. Mais la réalité infrastructurelle reste la boussole : fin 2023, la pénétration d’internet mobile atteignait environ 27 % en Afrique subsaharienne et l’« usage gap » (ceux qui vivent sous couverture mais ne se connectent pas) avoisinait 60 %. L’électricité n’est disponible que pour un peu plus de la moitié de la population, freinant l’équipement des écoles. Les micro-réseaux et les kits solaires progressent toutefois rapidement, offrant des solutions d’alimentation dans des zones hors-réseau et, parfois, dans des internats publics. En clair : pour que l’IA tienne ses promesses, elle doit s’adosser à une politique d’infrastructures pragmatique.

Côté enseignants, l’IA peut décharger une partie du fardeau administratif (corrections répétitives, synthèses de notes, gestion des absences) et libérer du temps pour l’accompagnement. L’enjeu, souligne l’UNESCO, est de préserver « une vision centrée sur l’humain » et l’autonomie professionnelle : l’IA doit augmenter le jugement pédagogique, pas le formater. Cela suppose des formations continues, du mentorat entre pairs et des “bacs à sable” où tester sans risque des usages concrets en classe, dans un cadre clair de protection des données et de transparence algorithmique.

Autre horizon décisif : la langue et la culture. Trop longtemps, les outils ont ignoré les idiomes africains ; or l’apprentissage est d’abord affaire de compréhension. Le mouvement Masakhane résume l’ambition : « renforcer la recherche en traitement automatique du langage, en langues africaines, par des Africains, pour des Africains ». Les progrès de la traduction automatique (des modèles couvrant désormais plus de 50 langues africaines) et les corpus vocaux ouverts de Mozilla Common Voice permettent de créer des assistants pédagogiques qui parlent réellement aux élèves, du kiswahili au twi. Ici, l’enjeu n’est pas seulement technique : c’est une souveraineté linguistique au service de la réussite scolaire.

L’IA peut aussi aider à prévenir le décrochage. Les systèmes d’alerte précoce combinent assiduité, devoirs et signaux socio-émotionnels pour repérer tôt les élèves à risque. Des travaux récents rapportent des performances élevées, y compris au Maghreb, avec des modèles frugaux et explicables : une étude conduite avec des données du ministère de l’Éducation au Maroc atteint des niveaux de précision et de rappel proches de 88 %, tandis qu’une méta-analyse internationale situe l’exactitude moyenne des modèles de prédiction autour de 90 %.

Pour transformer l’essai, trois chantiers se dessinent. D’abord la formation : intégrer des modules d’IA éducative dans la formation initiale et continue, avec des communautés professionnelles d’apprentissage pour partager ce qui marche au niveau des classes. Ensuite l’investissement ciblé : privilégier des solutions mobiles et hors ligne, compatibles avec des réseaux et énergies intermittents, et financer l’évaluation indépendante des effets, « embarquer la recherche dans la mise en œuvre » plutôt que d’annoncer des “lancements pilotes” sans suivi. Enfin, la gouvernance des données : tableaux de bord sobres, indicateurs utiles aux enseignants, et transparence sur les algorithmes. Ce pragmatisme fondé sur la preuve est précisément ce que recommandent les cadres récents en matière d’amélioration de l’éducation en Afrique.

L’IA en éducation ne sera ni un raccourci magique ni un luxe importé. Bien encadrée, elle peut devenir un accélérateur d’équité : un tuteur patient pour l’élève, un co-équipier pour l’enseignant, un radar pour les décideurs. C’est à ce prix, celui d’un pragmatisme ambitieux, et d’une souveraineté linguistique et éthique assumée, que l’Afrique fera de l’IA un levier d’inclusion et de réussite scolaire.