Le décor est planté : un remaniement chirurgical, deux têtes qui tombent, et un Premier ministre qui s’installe au centre du tableau de bord. Ousmane Sonko n’a pas seulement « ajusté » son équipe ; il a verrouillé les deux ministères qui écrivent l’histoire immédiate d’un État : l’Intérieur et la Justice. À la clé, un président Bassirou Diomaye Faye relégué au rôle de spectateur d’un film dont il était supposé tenir le premier rôle.

Les faits d’abord. Le général Jean-Baptiste Tine quitte l’Intérieur. Il n’était pas parfait, il avait le tort impardonnable d’être un soldat de la République, formé à l’obéissance à la Constitution plus qu’aux caprices d’un chef de gouvernement. À sa place, Me Mouhamadou Bamba Cissé, avocat de métier, plume affûtée et ancien coordinateur du pool de défense d’Ousmane Sonko. Oui, l’Intérieur, ce ministère qui organise les élections et concentre la police administrative, la sécurité publique et la mécanique sensible des listes électorales, revient à un intime du chef de la Primature. Pendant ce temps, Ousmane Diagne, magistrat au cuir épais, cède la Justice à Yassine Fall, militante de Pastef et fidèle du projet Sonko, qui glisse des Affaires étrangères à la Chancellerie. Les Finances (Cheikh Diba) et l’Économie (Abdourahmane Sarr) restent, preuve que la priorité n’était pas d’oxygéner l’économie, mais d’oxygéner le pouvoir.

Ce que cela signifie. L’Intérieur, c’est la clef des institutions : la Direction générale des élections veille au fichier, au matériel, aux cartes, à la logistique du suffrage ; la DST, service de renseignement intérieur de la Police, « centralise les renseignements nécessaires à l’information du gouvernement ». Autrement dit, celui qui tient l’Intérieur influence à la fois ce que le pays voit (sécurité, élections) et ce que le pouvoir sait (renseignement). En plaçant l’un de ses plus proches à ce poste, Sonko transforme le ministère en salle de contrôle. La DRN, structure de renseignement rattachée à la présidence, existe toujours ; mais qui songerait à nier l’avantage incomparable d’un Premier ministre branché en direct sur les terminaux de l’Intérieur ?

Portraits croisés. Tine part en saluant « la confiance des plus hautes autorités » et avec l’élégance militaire d’un homme qui sort en refermant la porte derrière lui. Diagne s’en va en laissant une boussole : « Qu’on ne compte pas sur moi pour faire pression sur les magistrats du siège. » Ces deux phrases suffisent : l’un acceptait l’honneur de servir ; l’autre refusait de plier. Ils sortent, précisément, pour ces raisons. Et qui entre ? Bamba Cissé, avocat qui a construit sa réputation dans les prétoires en défendant Sonko, et Yassine Fall, figure politique promue par le même Sonko. Deux loyautés assumées, deux canaux fidèles. On n’installe pas seulement des ministres ; on installe des relais.

La méthode Sonko. En juillet, le Premier ministre avait lâché la bride de sa pensée : le pays souffrirait d’un « problème d’autorité ». Traduction : donnez-moi les moyens ou laissez-moi gouverner. Message reçu. Ce remaniement est la réponse la plus limpide : on lui a donné les moyens, ou plutôt, il se les est pris. Le chef du gouvernement tenait déjà l’opinion ; il tient désormais l’opérationnel. La Justice, où il reprochait la lenteur et la prudence, change de cap ; l’Intérieur, où la neutralité administrative faisait encore écran, bascule dans l’orbite de la Primature.

Et Diomaye, là-dedans ? Le président reste un homme courtois, qui apaise quand l’autre ferraille. Il réaffirme la collégialité pendant que son Premier ministre distribue cartes et consignes. On peut admirer sa tempérance ; on s’inquiète de son effacement. Un chef de l’État n’est pas un modérateur de forum. Quand l’Intérieur et la Justice gravitent autour du chef du gouvernement, le palais devient une annexe protocolaire. Diomaye Faye a l’air d’un pilote souriant sur un avion dont les commandes ont été reroutées vers la cabine du copilote.

La perspective. Dans un pays où un cortège d’anciens dignitaires a déjà défilé devant les juges, la tentation d’accélérer encore sera grande. La Justice, maison désormais occupée par une ministre politique, aura le choix entre l’indépendance revendiquée par Diagne et la « dynamique » exigée par la rue pastefienne. L’Intérieur, de son côté, jouera l’équilibriste : garantir la sécurité, assainir l’ordre public, organiser d’éventuelles consultations, tout en alimentant la vision sécuritaire du pouvoir. La ligne est fine entre efficacité et caporalisme. Et quand l’économie, cette réalité têtue, rappelle ses chiffres, le pouvoir aime les diversions. Hélas pour lui, les chiffres, eux, ne votent pas.

L’économie, précisément. Chômage élargi au-delà de 20 %, croissance attendue grâce aux hydrocarbures mais assiégée par une dette qui a explosé au point d’effrayer le FMI, voilà le décor. Sonko a donc présenté un « plan de redressement » : plus de recettes, moins de dépenses, hausse d’impôts ciblés, souveraineté brandie comme une écharpe. Nous avons analysé en quoi ce plan de redressement n’en était pas un. La promesse de rupture attendra ; la prise de contrôle ne souffre pas le délai.

Les risques. Quand un Premier ministre place ses fidèles à l’Intérieur et à la Justice, l’État peut gagner en cohérence mais surtout perdre en respiration. Un renseignement trop vertical finit par dire au prince ce qu’il veut entendre. Une justice trop disciplinée finit par obtenir ce qu’on attend d’elle. Et les élections, qui exigent des arbitres au-dessus de tout soupçon, deviennent l’ombre portée d’un soupçon permanent. Le pouvoir a droit à l’efficacité ; le pays a droit à la séparation des pouvoirs.

La morale de l’histoire. Sonko conquiert sans nuance ; Diomaye endosse sans résistance. Le premier écrit la partition, le second tourne les pages. Le Sénégal méritait un duo ; il hérite d’un monologue. On peut admirer la dextérité politique : deux mouvements, et l’échiquier est tenu. Mais l’État n’est pas un club d’échecs. À force de consolider sa main, le chef du gouvernement risque d’affaiblir la maison. À force de fausse pudeur, le chef de l’État risque d’y habiter en locataire.

La République ne demande pas des héros, elle exige des contre-pouvoirs. Dans ce remaniement, Sonko s’est offert les verrous. À Diomaye de prouver qu’il possède encore les clés.