Le Sénégal s’est engagé dans un contrat d’armement de 208 milliards de francs CFA (environ 317 millions d’euros) avec la Turquie, conclu de gré à gré avec la société turque ICC Yapi Yatirim. Ce marché hors normes, approuvé fin 2024 par les nouvelles autorités de Dakar, suscite de nombreuses interrogations sur ses enjeux diplomatiques, son montage financier opaque et ses implications pour la souveraineté du pays. Alors que le président Bassirou Diomaye Faye, fraîchement élu, opère un virage géostratégique, l’analyse de ce contrat révèle un subtil jeu d’alliances, des zones d’ombre financières et des risques potentiels pour la transparence et l’indépendance du Sénégal.
Un tournant diplomatique vers Ankara
L’arrivée au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye en avril 2024 a marqué un tournant dans la politique étrangère sénégalaise. Ce président de rupture – issu de l’opposition et allié d’Ousmane Sonko – a très vite affirmé sa volonté de diversifier les partenariats du Sénégal, rompant en partie avec l’influence traditionnelle de la France. Dès juin 2024, lors de sa première visite hors d’Afrique, il n’a pas hésité à tenir un discours franc à Paris, reprochant à la France son soutien tacite à l’ancienne présidence de Macky Sall et réclamant une relation refondée sur le respect mutuel. Dans la foulée, son gouvernement a annoncé la fermeture des bases militaires françaises au Sénégal d’ici 2025, jugeant leur présence “incompatible” avec la souveraineté nationale. Ce repositionnement s’est accompagné d’un appel à réformer la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) pour davantage de respect de la souveraineté des États, rapprochant Dakar des positions souverainistes défendues par les régimes de transition au Mali et au Burkina Faso.
C’est dans ce contexte qu’intervient la visite officielle de Bassirou Diomaye Faye en Turquie, du 31 octobre au 2 novembre 2024. Invité par son homologue Recep Tayyip Erdoğan, le nouveau chef d’État sénégalais a scellé avec Ankara une série d’accords stratégiques. Quatre accords de partenariat ont été signés à Ankara, et un Conseil stratégique de haut niveau entre les deux pays a vu le jour. Les deux dirigeants ont affiché leur ambition de hisser les échanges commerciaux à 1 milliard de dollars par an. Lors du Forum d’investissement Turquie–Sénégal tenu à Istanbul, Bassirou Faye a vanté les opportunités sénégalaises, insistant sur des secteurs clés comme l’agro-industrie, l’énergie et les infrastructures. La Turquie s’est dite prête à contribuer à la Vision Sénégal 2050 via des projets d’infrastructures, de digitalisation et de développement durable.
Cette visite au sommet consacre un rapprochement diplomatique et économique amorcé sous la présidence précédente et amplifié par Bassirou Faye. Sous Macky Sall déjà, Ankara avait remporté d’importants contrats au Sénégal dans le BTP (aéroport, centres de conférence, stades) via des entreprises comme Summa. Le nouvel exécutif de Dakar s’inscrit dans cette continuité tout en l’élargissant au domaine militaire. En choisissant Ankara parmi ses premières destinations officielles, le président Faye envoie un signal fort : Dakar réoriente sa géopolitique vers de nouveaux alliés capables de soutenir ses priorités, sans les conditionnalités souvent associées aux partenariats occidentaux. Cette stratégie répond autant à des considérations idéologiques (affirmation d’une souveraineté affranchie de l’ancienne puissance coloniale) qu’à des intérêts pragmatiques, la Turquie offrant des débouchés financiers et technologiques concrets.
Coopération militaire : un pacte stratégique à consolider
Un mois après la visite présidentielle, c’est le haut commandement militaire sénégalais qui a pris le relais. En décembre 2024, le Général Mbaye Cissé, Chef d’État-Major Général des Armées, s’est rendu en Turquie pour finaliser et mettre en œuvre le fameux contrat d’armement. Du 17 au 22 décembre, le CEMGA a multiplié les rencontres avec ses homologues turcs, dans le but d’« intensifier la coopération militaire existante entre les deux pays ». Cette visite protocolaire – dépôt de gerbe au mausolée d’Atatürk, réunions de travail au sommet – illustre la volonté de traduire politiquement l’entente diplomatique en actions concrètes dans le domaine de la défense.
Sur le plan sécuritaire, les retombées de ce partenariat naissant sont significatives. Le contrat de 208 milliards FCFA prévoit de doter les forces sénégalaises d’une panoplie de matériel moderne couvrant tous les corps d’armée. D’après des documents confidentiels consultés par la presse, l’accord – étalé sur trois ans – bénéficiera à l’armée de l’air, à la marine nationale, mais aussi à l’intendance et à la logistique des forces terrestres. Concrètement, l’armée de l’air devrait recevoir deux avions de transport et patrouille maritime Casa C295 (d’origine Airbus), l’un dédié au transport de troupes (~36 millions €) et l’autre équipé pour la surveillance maritime (~64 millions €). Ce dernier appareil pourra remplacer l’avion français Falcon 50 jusque-là mis à disposition de Dakar, que Paris envisage de reprendre dans le cadre de son désengagement militaire. S’y ajouteront deux hélicoptères multirôles Leonardo AW139 (pour 30 millions €), ainsi que des services de maintenance pour les drones Bayraktar TB2 de fabrication turque. Fait notable, l’armée sénégalaise opère discrètement ces drones armés TB2 depuis quelques années pour surveiller des zones sensibles – en Casamance (sud) et près des frontières Mali-Guinée à l’est – ce qui en fait l’un des premiers pays ouest-africains utilisateurs de drones turcs.
Du côté de la marine nationale, commandée par le contre-amiral Abdou Sène, le Sénégal va acquérir un navire de soutien logistique ainsi qu’un engin de débarquement pour troupes et véhicules blindés. Ce renforcement capacitaire, souhaité de longue date sous Macky Sall, permettra à la marine de mieux soutenir les opérations amphibies et de sécuriser les voies maritimes dans le golfe de Guinée. Quant à l’armée de terre, dirigée par le général Simon Ndour, elle recevra une trentaine de blindés de transport de troupes Cobra II du constructeur turc Otokar, environ 30 véhicules de combat 8×8 équipés de canons de 105 mm, et une soixantaine de véhicules de reconnaissance. À cela s’ajoute un arsenal de 10 000 fusils d’assaut M4, de plusieurs centaines de mitrailleuses légères M249 et de mitrailleuses de 7,62 et 12,7 mm, de quoi renforcer significativement l’infanterie. En somme, c’est un saut qualitatif et quantitatif pour les forces armées sénégalaises, qui pourront mieux surveiller leur territoire (air et mer) et faire face aux menaces régionales (terrorisme au Sahel, instabilité frontalière).
Politiquement, l’implication directe du général Cissé dans la conclusion de cet accord garantit l’adhésion de l’institution militaire à ce réalignement stratégique. La hiérarchie sénégalaise, traditionnellement formée à l’école franco-occidentale, valide ainsi un partenariat avec un nouvel acteur, la Turquie. Cela pourrait redistribuer les cartes d’influence au sein des forces : l’équipement français ou occidental cède du terrain aux matériels turcs, italiens ou multinationaux fournis via Ankara. En outre, ce zèle à moderniser l’outil de défense intervient ironiquement en pleine période d’austérité financière à Dakar – l’économie étant fragilisée par la découverte d’un important trou budgétaire fin 2024. Le gouvernement Faye-Sonko cherche manifestement à muscler la capacité de défense nationale, possiblement pour affermir son autorité interne et sa stature régionale. Néanmoins, cette course aux armements pose la question de la soutenabilité : en période de rigueur budgétaire, le choix d’investir massivement dans le militaire plutôt que dans le social ou le redressement économique peut faire débat. Sur le plan régional, un Sénégal mieux armé pourrait jouer un rôle accru dans la sécurité ouest-africaine – par exemple en contribuant à la lutte contre le jihadisme – mais pourrait aussi susciter l’appréhension de certains voisins. Pour l’heure, Dakar et Ankara affichent leur entente sans fausse note, misant sur un partenariat “gagnant-gagnant” en matière de sécurité.
Zones d’ombre : un montage financier opaque
Derrière le discours officiel flatteur, les coulisses financières de ce mégacontrat soulèvent des interrogations. Le marché de 208 milliards FCFA n’a pas été attribué à l’issue d’un appel d’offres international classique, mais négocié de gré à gré avec une entreprise peu connue, via un schéma de financement complexe. Selon des révélations de la presse spécialisée, tout repose sur une convention signée en juin 2024 entre le ministère sénégalais des Finances (dirigé par Cheikh Diba) et une entité baptisée Eminova Holdings International. C’est cette mystérieuse société qui est chargée de payer le fournisseur turc ICC Yapi Yatirim au fur et à mesure des livraisons, en transitant par la banque Kuveyt Türk Katilim Bankasi. Un schéma triangulaire assez inhabituel : l’État sénégalais délègue le règlement à une structure tierce, laquelle s’appuie sur une banque turque (à capitaux koweïtiens) – un circuit éloigné des circuits bancaires sénégalais traditionnels.
Qui est donc Eminova Holdings International ? Officiellement, il s’agit d’une société de capital-investissement basée à Londres, dirigée par un homme d’affaires turc, Hayri Sahin Ozdemir. Mais un simple coup d’œil aux registres britanniques révèle qu’Eminova, enregistrée en 2021, n’a déclaré aucune activité significative depuis sa création. En clair, c’est possiblement une coquille vide, sans expérience avérée ni bilan financier solide. Pourquoi dès lors lui confier le rôle central de financier du contrat ? L’opacité de cette structure alimente les soupçons de montage ad hoc : Eminova pourrait servir de véhicule écran, pour avancer les fonds au fournisseur tout en masquant l’origine et la destination finales de l’argent. Les paiements transiteraient par Kuveyt Türk (banque islamique turco-koweïtienne), éloignant encore un peu plus les flux financiers du regard des institutions de contrôle sénégalaises.
Le fournisseur lui-même, ICC Yapi Yatirim, n’est pas exempt de questions. Présidée par l’homme d’affaires turc Idris Nebi Yilmaz, l’entreprise est représentée à Dakar par un intermédiaire nommé Cissé Diop. Or, selon des sources du secteur de la défense, ni M. Yilmaz ni sa société ne sont des acteurs connus du milieu de l’armement : « Idris Yilmaz et sa société […] ne sont pas clairement identifiés dans les cercles restreints du business de la défense ». L’entrepreneur turc s’est surtout illustré dans le domaine de l’énergie (projets de centrales électriques au Mali) et des infrastructures (à travers ses sociétés Yapi Insaat et Yapi Taahhüt). Pourquoi Dakar a-t-il retenu un profil aussi atypique pour un contrat militaire aussi sensible ? Difficile de croire qu’ICC Yatirim ait seule les compétences pour livrer des avions de transport, des navires et des armements lourds : de fait, elle semble jouer un rôle de courtier superviseur, chargée de faire l’intermédiaire avec de vrais fabricants (Airbus, Otokar, Leonardo, etc.). Ce schéma rappelle étrangement les contrats triennaux conclus en 2018 et 2021 par le régime de Macky Sall avec la société de courtage israélienne AD Trade de Gaby Peretz. À l’époque, Dakar avait fait appel à cet intermédiaire pour acquérir divers équipements militaires, moyennant commissions. La similitude est frappante, à ceci près qu’AD Trade jouissait d’une réelle réputation dans la sous-région, là où ICC Yapi Yatirim apparaît comme un nouveau venu entouré de flou.
L’absence de transparence de ce montage nourrit naturellement les soupçons de malversations. Le recours à une société-écran domiciliée à l’étranger pour régler les factures peut indiquer la présence de surcoûts cachés ou de bénéficiaires occultes. D’après le gouvernement, le secret-défense justifie la discrétion sur ce contrat. Mais cette opacité va à l’encontre des exigences de bonne gouvernance financière, d’autant que le Sénégal négocie en parallèle un soutien du FMI pour redresser ses finances publiques. En novembre 2024, peu avant l’approbation du contrat d’armement, le FMI a suspendu son programme de 1,8 milliard de dollars avec Dakar, après la découverte d’un passif budgétaire bien plus lourd qu’annoncé par l’ancienne administration. Le gouvernement Faye a dû admettre que dette et déficit avaient été sous-estimés de façon drastique par ses prédécesseurs. Dans ce contexte, engager 317 millions € sur trois ans pour des armes tout en contournant les circuits financiers conventionnels peut être perçu comme un mauvais signal en termes de transparence. Le FMI exige de Dakar des gages de sincérité budgétaire avant de débloquer de nouveaux fonds. Or, lorsque des journalistes ont cherché à savoir si ce contrat d’armement avait été notifié au FMI, l’institution n’a pas souhaité commenter. Autrement dit, le contrat est peut-être tenu caché des bailleurs internationaux, ce qui pourrait compliquer la confiance dans la gestion financière du Sénégal.
Rétrocommissions : un mal endémique des marchés d’armes
Le cas sénégalais, s’il est préoccupant, n’est hélas pas isolé. L’histoire des contrats d’armement en Afrique – et ailleurs – est jalonnée de rétrocommissions et de pots-de-vin occultes. Une rétrocommission, pour rappel, est une commission illégale versée “en retour” à des décideurs, une fois le contrat conclu, sur les fonds mêmes du marché. En pratique, le fournisseur surfacture le matériel et reverse une partie de l’excédent à des intermédiaires ou officiels corrompus. Ces pratiques prospèrent d’autant plus lorsque les transactions sont couvertes par le secret-défense et impliquent des intermédiaires offshore – exactement le cas de figure qui nous occupe.
L’Afrique a connu plusieurs scandales retentissants à cet égard. Dans les années 1990, la guerre civile en Angola a donné lieu à l’affaire dite de “l’Angolagate”, révélée plus tard en France. Des hommes d’affaires peu scrupuleux, comme Pierre Falcone et Arcadi Gaydamak, avaient vendu pour près de $800 millions d’armes soviétiques au gouvernement angolais en contournant l’embargo, reversant au passage d’énormes commissions occultes à des dirigeants politiques. Le scandale a éclaboussé jusqu’à des ministres et un fils de président en France, illustrant l’ampleur des réseaux de corruption liés aux armes. De même, en République démocratique du Congo (RDC), durant les guerres du Congo des années 1990-2000, trafics d’armes et détournements allaient de pair. Des rapports des Nations unies ont documenté comment des officiels congolais et des courtiers internationaux se sont enrichis sur l’importation clandestine d’armes, alimentant le conflit au détriment de la population. Plus près de nous, en Afrique de l’Ouest, un personnage comme Aboubakar Hima – surnommé “Petit Boubé” – illustre ces mécanismes. Ce marchand d’armes nigérien a été au cœur de nombreux marchés douteux dans la sous-région. C’est lui, par exemple, qui était impliqué dans le contrat de 45 milliards FCFA signé en 2022 avec le ministère sénégalais de l’Environnement (sous Macky Sall) pour des équipements militaires – un marché qui avait provoqué une vive polémique lorsqu’il fut dévoilé. Là encore, on retrouvait une combinaison explosive : un intermédiaire au pedigree trouble, un contrat négocié discrètement, des soupçons de surcoût et d’enrichissement illicite.
Dans le cas du contrat ICC Yapi Yatirim, toutes les conditions sont réunies pour qu’une partie des fonds échappent à leur destination officielle. La structure Eminova à Londres pourrait servir à dissimuler des paiements parallèles. Les marges sur l’achat de matériel via un courtier inconnu peuvent abriter des commissions occultes. Bien sûr, aucune preuve formelle de rétrocommission n’a été apportée publiquement à ce stade. Mais l’absence de mise en concurrence et l’utilisation d’entités écrans vont à l’encontre des pratiques de transparence, ouvrant la porte à des dérives. L’histoire récente du Sénégal incite à la vigilance : après l’affaire “Petit Boubé”, l’ancien Premier ministre Abdoul Mbaye s’était insurgé contre ces procédés, dénonçant un État qui « traite avec des voyous se cachant derrière des sociétés non habilitées et créées pour la circonstance ». Ce réquisitoire, lancé à propos d’un précédent contrat obscur, résonne fortement avec la situation actuelle. En d’autres termes, le risque de corruption existe bel et bien, et il appartiendrait aux autorités sénégalaises de dissiper ces doutes en jouant la carte de la transparence – ce qu’elles se refusent à faire pour l’instant au nom du secret-défense.
Quelle souveraineté budgétaire et militaire pour le Sénégal ?
Au-delà de l’aspect financier, ce contrat interroge le futur de la souveraineté sénégalaise, tant sur le plan budgétaire que militaire. D’un point de vue économique, engager un montant aussi colossal par un mécanisme parallèle risque de peser sur les équilibres budgétaires du pays. Le Sénégal est déjà en discussions serrées avec le FMI pour retrouver une trajectoire soutenable. Si – hypothèse pessimiste – une partie des 208 milliards devait servir à des fins privées ou politiques (rétrocommissions), c’est autant de ressources en moins pour les caisses de l’État, donc pour les dépenses sociales ou d’investissement productif. Chaque franc mal alloué érode la souveraineté budgétaire, en affaiblissant la capacité de l’État à orienter l’argent public vers l’intérêt général. De plus, le fait de recourir à une société tierce pour le financement pourrait impliquer un endettement caché : si Eminova avance les fonds, le Sénégal aura tôt ou tard une créance à rembourser à cette entité ou à ses bailleurs, possiblement à des conditions défavorables. On ignore quels intérêts ou frais financiers sont associés à ce montage. Une chose est sûre, la jeunesse de l’entreprise Eminova (à peine 3 ans d’existence, sans activité connue) ne garantit pas une force financière illimitée. Que se passerait-il si Eminova faisait défaut ou rencontrait des difficultés ? Le risque ultime serait que l’État doive payer en direct – révélant alors une dette additionnelle non budgétée. Ce genre de surprise peut déstabiliser les comptes publics et mettre en péril la confiance des partenaires financiers du pays.
Sur le plan militaire, l’accord pose la question de la dépendance stratégique. En se tournant vers un nouvel arsenal en grande partie fourni ou organisé par la Turquie, le Sénégal diversifie certes ses sources d’approvisionnement, ce qui peut être positif pour ne pas dépendre d’un seul pays. Toutefois, cette diversification s’accompagne d’une dépendance technique vis-à-vis de la Turquie et de ses partenaires. Par exemple, les blindés Otokar et les drones Bayraktar impliqueront un flux continu de pièces détachées, de maintenance et de formation en provenance de Turquie. À court terme, la Turquie apparaît comme un allié fiable, mais nul ne peut prédire l’évolution des relations internationales. Si d’aventure un refroidissement diplomatique survenait entre Dakar et Ankara, l’armée sénégalaise pourrait se retrouver fragilisée par un manque de soutien logistique. Contrairement aux équipements français dont le Sénégal maîtrisait la maintenance avec l’aide de partenaires européens, le pays devra développer de nouvelles compétences techniques pour opérer ces matériels hétéroclites (espagnols, italiens, turcs, etc.). L’intégration de ces systèmes demande une montée en compétence de l’appareil militaire et administratif, sans quoi le bel arsenal pourrait souffrir d’une disponibilité médiocre.
Des experts militaires et économiques au Sénégal s’inquiètent également du choix du partenaire industriel. Confier la supervision d’un contrat aussi vaste à ICC Yapi Yatirim, sans expérience avérée dans la défense, comporte un risque en soi. La livraison effective de tous les équipements dans les délais et la qualité stipulés n’a rien d’automatique. Si demain un manquement ou un retard survient (par exemple, un avion CASA non livré ou des véhicules non conformes), à qui demander des comptes ? Le Sénégal pourrait se trouver dans une position délicate, ayant déjà consenti les paiements via Eminova. L’absence de réputation d’ICC Yatirim rend difficile toute évaluation préalable de sa capacité à mener le projet à bien. Contrairement à des grands groupes établis, cette société ne joue pas sa crédibilité mondiale sur ce contrat – ce qui, aux yeux des observateurs, affaiblit les garanties obtenues par le Sénégal. Autrement dit, Dakar prend un pari risqué sur un opérateur sans filet de sécurité évident.
La souveraineté nationale se mesure aussi à la capacité d’un État à décider et contrôler sa politique de défense. En l’occurrence, le recours à des montages hors budget officialisé et à un prestataire étranger omniprésent pourrait être interprété comme une dilution de la maîtrise nationale. Certains y voient une forme de mainmise étrangère déguisée : via ce contrat, la Turquie et ses relais privés s’assurent une influence durable sur l’outil de défense sénégalais. Même s’il ne s’agit pas d’installer des troupes sur le sol sénégalais (que Bassirou Faye a refusées pour la France), le résultat pourrait être une dépendance stratégique d’un autre genre, plus subtile car financière et industrielle. Inversement, on peut arguer que le Sénégal augmente sa souveraineté en s’équipant mieux et en s’affranchissant de son ancienne sujétion à l’aide militaire française. Tout dépendra in fine de la capacité du Sénégal à garder le contrôle sur l’exécution de ce contrat et sur l’emploi de ces nouveaux moyens. Un contrat bien négocié, transparent et exécuté dans l’intérêt exclusif du pays renforcerait la souveraineté militaire (par l’acquisition de capacités autonomes). À l’inverse, un contrat biaisé par des intérêts privés et une dépendance non maîtrisée pourrait affaiblir cette souveraineté en la transférant partiellement à un allié puissant.
Ankara à la conquête du marché africain des armes
Le choix du Sénégal de s’allier à la Turquie s’inscrit dans un tableau plus large : la montée en puissance d’Ankara dans le commerce d’armement africain. En une décennie, la Turquie s’est imposée comme un fournisseur majeur de matériel militaire sur le continent, profitant notamment du recul d’influence de la France et d’autres puissances dans certaines zones. Les chiffres illustrent cette percée : entre 2019 et 2023, la Turquie a doublé la valeur de ses exportations d’armes par rapport à la période 2014-2018, devenant le 11ᵉ exportateur mondial d’armements. En 2022, ses ventes d’équipements militaires ont atteint un record, autour de 5,5 milliards de dollars. Le gouvernement d’Ankara vise officiellement les 6 milliards dès 2024 et 10 milliards à court terme, témoignant de l’importance stratégique de ce secteur pour l’économie turque. L’Afrique occupe une place de choix dans cette offensive commerciale : la Turquie a méthodiquement tissé des liens diplomatiques sur tout le continent (elle est passée de 12 à 43 ambassades africaines entre 2002 et 2023) et signé une kyrielle d’accords de coopération militaire avec la quasi-totalité des pays d’Afrique de l’Ouest, du Nord et de l’Est. Contrairement aux puissances occidentales, souvent freinées par des considérations politiques ou éthiques dans leurs exportations, la Turquie pratique volontiers une politique de “no strings attached” – pas de conditions contraignantes en matière de droits de l’homme ou de gouvernance pour ses clients. Ce pragmatisme séduit de nombreux régimes africains en quête de matériel sans subir de leçons, et il ouvre à Ankara des marchés jadis fermés.
Le produit phare de cette réussite turque en Afrique, c’est le désormais célèbre drone Bayraktar TB2. Ce drone armé, conçu par la société Baykar (dont le directeur n’est autre que le gendre du président Erdoğan), a acquis une réputation redoutable après ses succès sur les théâtres libyen, syrien ou azéri. Peu coûteux (entre 2 et 5 millions de dollars l’unité, soit quatre fois moins que d’autres drones occidentaux équivalents)
et efficace, le TB2 répond aux besoins des armées africaines disposant de budgets limités. À ce jour, plus d’une douzaine de pays africains ont acheté des drones turcs, principalement des TB2, mais aussi d’autres modèles (Anka, Karayel, etc.). La liste s’allonge chaque année : elle inclut des États d’Afrique du Nord (Libye, Tunisie, Maroc), d’Afrique de l’Est (Éthiopie, Djibouti, Somalie), d’Afrique centrale et australe (Angola) et bien sûr d’Afrique de l’Ouest. Parmi les clients notables figurent le Nigeria (qui aurait acquis jusqu’à 6 drones TB2 et envisage d’en opérer 43 à terme), le Niger, le Burkina Faso, le Mali ou encore le Togo, qui utilisent ces drones pour surveiller leurs frontières et lutter contre les groupes armés. Fin 2024, le Kenya est devenu le dernier en date à recevoir ses premiers TB2 (six drones livrés après formation des opérateurs). Et la Turquie ne se contente plus d’exporter : elle investit localement, comme en Maroc où Baykar a lancé un projet d’usine d’assemblage et de maintenance de drones pour le marché africain, ou via des accords avec l’Arabie saoudite pour cofinancer l’équipement de pays africains en drones turcs.
Le Sénégal s’insère donc dans cette stratégie d’Ankara d’élargir sa sphère d’influence par le hard power. En scellant avec Dakar un contrat d’armement aussi massif, la Turquie consolide sa position en Afrique de l’Ouest, où elle était jusqu’ici moins présente que dans la Corne de l’Afrique ou le Maghreb. Pour Ankara, l’enjeu dépasse le simple commerce : il s’agit de gagner un allié de poids dans une région stratégique. Le Sénégal, pays stable et influent diplomatiquement (notamment au sein de la CEDEAO et de l’Union africaine), peut servir de vitrine aux ambitions turques. Le possible déplacement du président Erdoğan au Sénégal en 2025, évoqué par l’entourage diplomatique, s’inscrirait dans une tournée africaine visant à conforter ces partenariats naissants. Sur place, l’activisme de l’ambassadrice de Turquie à Dakar, Nur Sagman, ancienne « Madame Afrique » d’Erdoğan, a été déterminant pour faciliter la conclusion de l’accord de défense. Elle a notamment organisé en mars 2024 la visite à Dakar d’une délégation de la Savunma Sanayii Başkanlığı (SSB, l’Agence turque de l’industrie de défense) conduite par son directeur Haluk Görgün. Ces efforts diplomatiques intenses ont porté leurs fruits avec le mégacontrat de décembre.
Pour le Sénégal, l’intérêt stratégique de ce rapprochement est de pouvoir compter sur un partenaire alternatif crédible, capable de fournir armes et équipements, mais aussi de participer au développement économique du pays. La Turquie combine en effet l’offre sécuritaire et l’offre économique : en témoigne la dualité des accords signés (armement d’un côté, investissements civils de l’autre). À moyen terme, Dakar pourrait bénéficier de transferts de technologies ou de formations grâce à cette relation spéciale – à condition de bien les négocier. Le pari de Bassirou Diomaye Faye est de gagner en marge de manœuvre en s’appuyant sur un Erdogan soucieux d’élargir son influence, tout en évitant de créer une nouvelle dépendance déséquilibrée. Une telle alliance s’inscrit dans la tendance actuelle de « désengagement français / réengagement d’autres puissances » en Afrique, qu’il s’agisse de la Russie, de la Chine ou, ici, de la Turquie. Le Sénégal semble vouloir montrer l’exemple d’un partenariat assumé avec un acteur émergent, sans rupture totale avec l’Occident mais avec une diversification plus affirmée.
En conclusion, le contrat d’armement de 208 milliards FCFA entre le Sénégal et la Turquie apparaît comme le reflet d’une redéfinition des alliances opérée par le régime du président Bassirou Diomaye Faye. Sur fond de recomposition géopolitique en Afrique de l’Ouest, Dakar mise sur Ankara pour renforcer son arsenal militaire et son indépendance stratégique, tout en envoyant un message d’émancipation vis-à-vis des tutelles traditionnelles. Néanmoins, l’enthousiasme de cette coopération s’accompagne de lourdes interrogations. Le choix d’intermédiaires obscurs et l’opacité financière jettent une ombre sur la probité du marché, rappelant que les vieux démons des contrats d’armes – corruption, endettement caché, dépendance – ne sont jamais loin. L’équation pour le Sénégal est délicate : tirer le meilleur profit de l’amitié turque (en termes d’équipement et d’investissements), tout en préservant la transparence des comptes publics et la souveraineté de ses décisions militaires. Seul l’avenir dira si ce pari diplomatique et sécuritaire aura fait entrer le Sénégal dans une nouvelle ère de coopération équilibrée, ou s’il alimentera, comme tant d’autres, les chroniques d’un « scrutin de la puissance » aux résultats contrastés sur le continent africain.