Au Sénégal, un mécanisme judiciaire conçu pour protéger les deniers publics se transforme en arme à double tranchant. Alors que des affaires de détournements présumés défrayent la chronique, le système du cautionnement solidaire, imposé par le pool judiciaire financier, révèle une faille béante dans l’équité de la justice. Ce dispositif, censé garantir le recouvrement des fonds détournés, asphyxie paradoxalement les fournisseurs et entrepreneurs, tout en épargnant les hauts responsables administratifs, les Directeurs Administratifs et Financiers et des Marchés Publics (DAGE). Une réalité qui soulève des questions cruciales sur l’équilibre des pouvoirs et la protection des acteurs économiques locaux.
Le cautionnement solidaire est une procédure juridique où plusieurs parties impliquées dans une affaire sont tenues conjointement responsables du paiement d’une somme garantissant leur présence aux procédures. En théorie, ce mécanisme vise à sécuriser les intérêts de l’État. En pratique, il devient un outil de pression inéquitable. Les DAGE, souvent accusés d’orchestrer des montages fictifs pour détourner des fonds publics (jusqu’à 60-70 % des montants selon les dossiers), jouent habilement de leur position dominante. Lors des négociations pour constituer la caution, ils invoquent systématiquement leur incapacité financière à contribuer équitablement, laissant aux fournisseurs le choix cornélien : assumer seuls le poids financier ou risquer la prison et la faillite de leur entreprise.
Les DAGE, en tant que gestionnaires des marchés publics, disposent d’un levier considérable sur les fournisseurs, souvent dépendants de ces contrats pour survivre. Dans un contexte où les activités incriminées sont parfois fictives, leur rôle central leur permet de capter la majorité des gains illicites, tout en reportant les conséquences juridiques sur leurs partenaires. « C’est un cercle vicieux : les entrepreneurs, déjà vulnérables face à l’administration, n’osent pas dénoncer de peur de perdre futurs appels d’offres ou d’être blacklistés* », analyse un avocat sous couvert d’anonymat. Résultat : les fournisseurs paient des cautions disproportionnées, tandis que les DAGE, libérés sous condition, préservent leurs actifs et leur influence.
Les conséquences sont dramatiques pour le tissu économique. Les PME, déjà fragilisées par un accès limité au crédit et une concurrence déloyale, voient leurs trésoreries saignées par des cautions exorbitantes. Beaucoup sont contraintes de licencier, de réduire leur production, voire de fermer. « Comment investir ou innover quand on vit sous la menace permanente d’une caution solidaire qui peut anéantir des années de travail ? », s’indigne un entrepreneur dakarois. Cette insécurité juridique décourage également les jeunes porteurs de projets, alimentant un climat de défiance envers les institutions.
Face à cette injustice, des voix s’élèvent pour réclamer une refonte du système. Parmi les pistes :
1. La responsabilité proportionnelle : Aligner le montant de la caution sur la part présumée des gains illicites, vérifiée par des audits indépendants.
2. La protection des lanceurs d’alerte : Encadrer les dénonciations des fournisseurs contraints à participer à des montages frauduleux.
3. Un contrôle renforcé des DAGE : Instaurer des vérifications systématiques de leurs déclarations patrimoniales avant et après les mandats.
4. Un fonds de garantie étatique : Soutenir temporairement les entrepreneurs innocents étouffés par les cautions, sous condition de transparence.
Le cautionnement solidaire, tel qu’appliqué aujourd’hui, symbolise une justice à deux vitesses. D’un côté, des entrepreneurs sacrifiés sur l’autel de procédures kafkaïennes ; de l’autre, des responsables administratifs habiles à manipuler les failles du système. Si le Sénégal aspire à un essor économique inclusif, il doit urgemment rééquilibrer la balance, en protégeant ceux qui incarnent son avenir : ses entrepreneurs. Sans cela, le risque est grand de voir s’effondrer non seulement des entreprises, mais aussi la confiance dans l’État de droit.