Depuis l’arrivée au pouvoir d’Ousmane Sonko et de son parti PASTEF en 2024, le Sénégal connaît une tension inédite entre l’exécutif et la magistrature. Porté par une volonté de rupture avec l’ancien régime, le nouveau Premier ministre n’a pourtant pas tardé à inquiéter les garants de l’État de droit. Presque chaque semaine, des décisions de justice défient les injonctions du gouvernement, tandis que l’exécutif multiplie les gestes perçus comme des tentatives de mainmise sur les tribunaux. Ce face-à-face discret mais implacable oppose des magistrats déterminés à préserver leur indépendance à des autorités résolues à orienter le cours de la justice.
La tentation d’une mainmise sur la justice
Ousmane Sonko, figure de proue de PASTEF devenu Premier ministre en avril 2024, avait promis de refonder l’État et de mettre fin aux « deux poids, deux mesures » judiciaires. Mais ses actes et propos récents trahissent une volonté de contrôler l’appareil judiciaire. Dès les premiers mois de son gouvernement, il s’est illustré par des déclarations musclées sur la nécessité de “nettoyer” un système judiciaire qu’il juge inféodé à l’ancien régime. Sous couvert de réforme, l’exécutif en place cherche à s’arroger un droit de regard accru sur les magistrats : organisation en mai 2024 d’un « dialogue national sur la justice » servant de tribune à une critique en règle du corps judiciaire, pressions publiques pour rouvrir des dossiers pourtant amnistiés par l’ancienne administration… Autant d’initiatives qui, aux yeux de nombreux observateurs, s’apparentent à une reprise en main politique de la justice.
Le Premier ministre Sonko ne cache pas son impatience envers une magistrature qu’il estime trop lente ou indulgente vis-à-vis des anciens dignitaires. Il relance les poursuites contre plusieurs barons de l’ancien régime pour “rendre des comptes”, tout en insinuant que certains juges entravent la volonté populaire. Ainsi fustige-t-il de “complicités internes” freinant la lutte anticorruption, laissant planer la menace d’une justice mise au pas. Un discours lourd de sous-entendus qui fait craindre une caporalisation de la justice sénégalaise sous couvert de moralisation de la vie publique.
Des juges qui défient les injonctions politiques
Face à cette tentative de mise au pas, une partie du corps judiciaire oppose une résistance feutrée mais réelle. Ces derniers mois, plusieurs décisions emblématiques ont illustré l’indépendance retrouvée de certains magistrats, en contradiction flagrante avec les souhaits du pouvoir :
- Refus de lever l’immunité de figures de l’ancien régime : En février 2025, le juge d’instruction du cabinet de Dakar a rejeté la demande du parquet visant à lever l’immunité parlementaire d’Amadou Bâ (ancien Premier ministre) et de Birima Mangara. L’exécutif, qui misait sur une inculpation expéditive de ces ex-ministres dans une affaire foncière litigieuse, a essuyé un refus net du magistrat faute d’éléments probants. Ce camouflet a rappelé au gouvernement qu’un juge pouvait refuser de céder à la précipitation politique.
- Liberté provisoire accordée à un proche de l’ancien pouvoir : Fin mars 2025, la Chambre d’accusation financière a pris à contre-pied le parquet général en accordant une liberté provisoire sous surveillance électronique à Lat Diop, ancien ministre et ex-directeur de la Loterie nationale inculpé pour détournement de fonds publics. Incarcéré depuis septembre 2024, Lat Diop était un symbole de la campagne “mains propres” du régime Sonko. La décision de le laisser rentrer chez lui – avec un bracelet électronique – a suscité la surprise et la colère du camp au pouvoir. Le parquet, suivant clairement une consigne politique, a immédiatement formé un pourvoi en cassation suspensif afin d’empêcher la libération. Des juges ont osé braver la ligne dure du gouvernement en appliquant le droit avec impartialité.
Ces exemples, parmi d’autres, témoignent d’un malaise grandissant : la justice sénégalaise n’entend plus être le simple bras judiciaire de l’exécutif. D’autres dossiers sensibles – qu’il s’agisse d’audits de gestion visant d’anciens hauts fonctionnaires ou de contentieux électoraux – laissent transparaître la même volonté d’indépendance. Derrière le formalisme feutré des ordonnances et arrêts, c’est une véritable fronde silencieuse qui se dessine, chaque juge intègre devenant un contre-pouvoir inattendu.
Pressions et climat de peur chez les magistrats
En coulisses, le bras de fer s’accompagne de pressions diffuses sur les juges d’instruction et les magistrats du siège. L’exécutif, irrité par ces contretemps judiciaires, cherche à reprendre la main par tous moyens. Des récits font état de mutations punitives, de menaces voilées sur la carrière, ou encore de campagnes de dénigrement visant les juges trop indépendants. Le pouvoir dispose d’une palette de leviers pour dissuader les velléités d’autonomie : un mot de travers peut compromettre une promotion, un verdict “contrariant” peut valoir un isolement professionnel.
Les procureurs, sous l’autorité hiérarchique du pouvoir, accentuent la pression sur les juges d’instruction pour accélérer certains dossiers phares – quitte à frôler l’abus de pouvoir. Cette tension place les magistrats du siège, garants de l’impartialité des jugements, dans une situation intenable : suivre servilement les réquisitions politiques au risque de trahir leur serment, ou bien affronter la vindicte des puissants au péril de leur carrière. Beaucoup naviguent en eaux troubles, conscients que la moindre décision contraire aux intérêts du régime peut leur valoir des représailles.
L’UMS : unité de façade, fissures internes
L’Union des Magistrats du Sénégal (UMS), principale association de la profession, a réagi avec prudence face à cette confrontation latente. Officiellement, l’UMS affiche un attachement indéfectible à la séparation des pouvoirs. À plusieurs reprises depuis 2024, elle a rappelé que « la justice ne saurait être subordonnée à aucune injonction politique» et dénoncé toute pression extérieure sur les juges.
Derrière ces prises de position mesurées, des fractures apparaissent. En privé, de jeunes magistrats reprochent à l’UMS sa timidité et appellent à une ligne plus combative, tandis que d’autres redoutent qu’un bras de fer ouvert fragilise l’institution. L’UMS semble unie dans le discours, mais elle est traversée de tensions quant à la stratégie à adopter. Ce manque de front commun affaiblit d’autant la capacité du corps judiciaire à défendre collectivement son indépendance face au pouvoir.
Crédibilité en berne
Les conséquences de ce bras de fer sont lourdes pour la crédibilité de la justice sénégalaise. Sur le plan national, l’opinion publique assiste, désabusée, à la répétition de travers qu’elle pensait révolus. Chaque décision sensible est suspectée : un non-lieu en faveur d’un dignitaire est perçu comme un arrangement secret, une condamnation spectaculaire est taxée de chasse aux sorcières. Ce scepticisme généralisé – la conviction que “rien n’a changé” – mine la confiance des citoyens dans leur justice et sape la légitimité du pouvoir actuel, malgré ses promesses d’exemplarité.
Au-delà des frontières, l’image du Sénégal – longtemps citée en exemple pour sa stabilité démocratique – se trouve ternie. Dans les cercles juridiques africains, on observe avec préoccupation l’érosion de l’indépendance de la justice sénégalaise. Le pays, jadis en pointe sur l’État de droit, apparaît désormais céder aux mêmes travers que d’autres : un pouvoir politique sermonnant ses juges et contournant leurs décisions. Cette perte de crédibilité pourrait avoir des répercussions concrètes. Investisseurs et partenaires internationaux, sensibles à la sécurité juridique, pourraient se montrer plus frileux, et la voix de Dakar sur la bonne gouvernance s’en trouve d’ores et déjà affaiblie.
Implications politiques d’un duel institutionnel
Politiquement, la fronde silencieuse des tribunaux place le régime Sonko dans une position délicate. D’un côté, l’exécutif clame vouloir “rétablir la justice” en poursuivant sans relâche les anciens pontes. De l’autre, il doit composer avec un pouvoir judiciaire qui ne se laisse plus intimider et qui, par touches successives, contrarie ses plans. Cette situation de blocage pourrait freiner l’agenda de réformes de la coalition au pouvoir. Si les juges indépendants font traîner ou échouer les procédures contre certaines figures de l’ancien régime, le gouvernement peinera à montrer des résultats tangibles dans sa croisade anticorruption.
En réaction, les autorités pourraient être tentées de durcir le ton. Des lois limitant le pouvoir d’appréciation des magistrats ou des sanctions disciplinaires ciblées sont redoutées par les défenseurs de l’État de droit. Un tel passage en force risquerait de déclencher une crise institutionnelle. Déjà, la faible opposition politique trouve dans ce conflit un terrain pour dénoncer la dérive autoritaire du régime et applaudir les juges courageux qui lui tiennent tête. De son côté, la société civile commence à se mobiliser discrètement pour soutenir l’indépendance judiciaire et dénoncer les pressions invisibles. Le duel entre Sonko et la magistrature dépasse donc le cadre juridique : il est devenu un enjeu central de l’équilibre démocratique post-2024.
Jamais depuis l’instauration du multipartisme l’équilibre des pouvoirs n’avait été mis à l’épreuve de façon aussi aiguë au Sénégal par ceux-là mêmes qui prétendaient “restaurer” la justice. Ce face-à-face larvé entre l’exécutif de M. Sonko et la magistrature est un jeu dangereux : à vouloir soumettre les juges, le pouvoir ébranle un des piliers de la démocratie. À l’inverse, la résistance digne mais déterminée des magistrats s’impose comme un ultime garde-fou face à la concentration inquiétante du pouvoir. L’issue de cette crise, qu’elle débouche sur un compromis salutaire ou une escalade répressive, définira durablement la trajectoire démocratique du pays.