Un contexte juridique controversé
Tidjane Thiam, ancien banquier international et figure montante de l’opposition ivoirienne, a récemment été radié des listes électorales en Côte d’Ivoire. Cette radiation fait suite à une décision de justice surprenante : le tribunal d’Abidjan a estimé que M. Thiam avait perdu sa nationalité ivoirienne en 1987, lorsqu’il a acquis la nationalité française. En s’appuyant sur le Code de la nationalité ivoirienne, la juge a jugé que l’intéressé n’était plus légalement Ivoirien au moment de son inscription sur les listes électorales. « La justice vient de prononcer la radiation de M. Thiam de la liste électorale au motif qu’il a perdu sa nationalité ivoirienne », a annoncé Me Ange Rodrigue Dadjé, l’un de ses avocats, à l’issue du verdict. Il a précisé que « la présidente du tribunal a estimé que le président Thiam avait perdu la nationalité ivoirienne quand il a acquis la nationalité française en 1987 », se référant à l’article 48 du Code de la nationalité qui prévoit la perte de la citoyenneté ivoirienne en cas d’acquisition volontaire d’une autre nationalité.
Cette argumentation juridique, bien que fondée sur la lettre de la loi, soulève des interrogations. D’une part, elle repose sur une vision relativement stricte et démodée de la nationalité. En effet, la Côte d’Ivoire, comme de nombreux pays africains post-coloniaux, a longtemps proscrit la double nationalité pour ses ressortissants. Dans l’esprit du législateur des années 1960, acquérir une autre nationalité revenait à renier la sienne d’origine. Or, à l’ère de la mondialisation et d’une diaspora ivoirienne nombreuse à l’étranger, cette conception paraît en décalage avec la réalité contemporaine. Des milliers d’Ivoiriens ayant émigré en France, aux États-Unis ou ailleurs ont pu adopter une autre nationalité pour des raisons pratiques sans pour autant renoncer à leur attache ivoirienne. Faut-il considérer qu’eux aussi ont ipso facto perdu leur nationalité ivoirienne ? La décision de justice contre Tidjane Thiam pose donc la question plus large de la dualité de nationalité et de la citoyenneté de la diaspora ivoirienne.
D’autre part, la situation particulière de M. Thiam met en lumière d’éventuelles failles dans l’application de la loi. Tidjane Thiam est né Ivoirien et issu d’une famille ivoirienne éminente. Il a même servi son pays en tant que ministre du Plan dans les années 1990. À ce titre, il avait prêté serment comme membre du gouvernement, ce qui normalement implique d’être citoyen ivoirien. Si, juridiquement, il avait perdu sa nationalité dès 1987, comment a-t-il pu exercer de telles fonctions officielles plus tard ? On peut y voir soit une incohérence des autorités ivoiriennes de l’époque, qui auraient fermé les yeux sur son statut, soit une zone grise juridique qu’il a exploitée – par exemple, en ne déclarant pas sa naturalisation française ou en bénéficiant d’une certaine tolérance. Quoi qu’il en soit, l’argument consistant à le considérer aujourd’hui comme étranger, alors qu’il a été traité comme un Ivoirien à part entière pendant des décennies, apparaît à beaucoup comme étonnant sinon hypocrite. La défense de Tidjane Thiam ne manque pas de souligner ce paradoxe et dénonce une utilisation sélective de la loi.
Enfin, le caractère définitif de la décision interroge sur le plan procédural. La radiation des listes électorales est une mesure lourde de conséquences, et pourtant le jugement prononcé serait insusceptible d’appel, du fait de la nature contentieuse électorale de l’affaire. En d’autres termes, le sort de M. Thiam comme électeur et potentiel candidat a été scellé en première instance, sans possibilité de recours devant une juridiction supérieure nationale. Cette absence de voie d’appel renforce, aux yeux des partisans de M. Thiam, l’impression d’une précipitation calculée pour l’écarter du jeu politique avant l’échéance électorale. Ses avocats envisagent certes des recours internationaux ou des actions symboliques, mais les marges de manœuvre juridiques en Côte d’Ivoire même semblent épuisées, ce qui confère à cette radiation un parfum d’injustice du point de vue de l’opposition.
Des implications politiques majeures en Côte d’Ivoire
Sur le plan politique intérieur, la mise à l’écart de Tidjane Thiam a des répercussions immédiates et considérables. D’abord, elle bouleverse le rapport de force en vue de l’élection présidentielle de 2025. Tidjane Thiam, fort de son expérience internationale et de son image d’homme neuf en politique ivoirienne, était pressenti comme un challenger de taille pour la majorité au pouvoir. Depuis son retour au pays et son élection à la tête du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI-RDA) en 2023, il incarnait l’espoir d’un renouveau pour l’un des plus vieux partis ivoiriens. Son éviction juridique laisse le PDCI orphelin de son probable candidat naturel. Le parti doit désormais se tourner vers une solution alternative, au risque de divisions internes. En effet, des personnalités comme Jean-Louis Billon – ancien ministre et cadre du PDCI – avaient déjà manifesté leur ambition de porter les couleurs du parti. La disparition forcée de Thiam de l’arène électorale peut soit provoquer un ralliement derrière un nouveau leader, soit exacerber la rivalité entre prétendants au sein de l’opposition traditionnelle.
Du côté du pouvoir, la nouvelle a sans doute été accueillie avec soulagement. Que ce soit un pur hasard de calendrier judiciaire ou le fruit d’une stratégie, le résultat est là : l’un des adversaires les plus redoutés pour la présidentielle est hors course. Le Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et la Paix (RHDP), le parti au pouvoir dirigé par le président Alassane Ouattara, voit ainsi s’alléger la compétition. Si M. Ouattara, 83 ans, décide de briguer un nouveau mandat (ce qui reste une inconnue à ce jour), il n’aura pas à affronter M. Thiam dans les urnes. S’il choisit de passer le témoin à un dauphin de son camp, comme le Premier ministre ou un autre fidèle, ce candidat aura face à lui une opposition affaiblie et fracturée. Dans les deux cas, la balance politique penche en faveur du pouvoir en place, du moins à court terme. Toutefois, cette victoire apparente n’est pas sans risques : écarter un opposant de manière jugée artificielle peut délégitimer le vainqueur aux yeux d’une partie de la population et entacher la crédibilité du scrutin.
En Côte d’Ivoire, la mémoire collective reste marquée par les crises passées liées à l’inclusion ou l’exclusion de certains acteurs politiques. Beaucoup d’observateurs soulignent que jouer avec les règles électorales et la question de la nationalité est un jeu dangereux. Certes, le pays jouit aujourd’hui d’une stabilité retrouvée et d’une croissance économique solide, mais les fractures identitaires et politiques ne sont jamais loin de la surface. L’affaire Thiam pourrait raviver un sentiment de frustration, notamment dans le sud et le centre du pays où le PDCI et ses alliés ont une base importante. On craint qu’une partie de l’électorat, se sentant privée de son champion, ne remette en cause le processus électoral lui-même. Des appels au boycott ou des troubles localisés ne sont pas à exclure si l’opposition durcit le ton. En somme, sur le plan intérieur, cette radiation est un catalyseur potentiel de tensions pré-électorales, alors même que la Côte d’Ivoire aspire à tourner définitivement la page des conflits électoraux du passé.
Répercussions jusqu’à l’international
L’onde de choc de la disqualification de Tidjane Thiam dépasse les frontières ivoiriennes. D’abord, parce que l’homme lui-même jouit d’une stature internationale. Ancien directeur général de Crédit Suisse et ex-ministre, il est connu et respecté bien au-delà de son pays natal. Sa situation a donc attiré l’attention des médias étrangers, des milieux d’affaires et de la diaspora africaine. Nombre de commentateurs étrangers y voient un revers pour la démocratie ivoirienne. L’image de la Côte d’Ivoire, souvent citée en exemple ces dernières années pour sa relance économique et sa stabilité retrouvée après les violences de 2010-2011, risque d’être ternie par ce qui s’apparente à une manœuvre d’exclusion politique. Aux yeux de la communauté internationale, ce genre d’épisode réveille le spectre de l’« ivoirité », cette doctrine nationaliste qui avait empoisonné la vie politique ivoirienne dans les années 90 en instaurant des critères d’appartenance contestables. Voir à nouveau un débat sur la « vraie nationalité » d’un candidat à la présidence suscite une certaine inquiétude dans les chancelleries, car cela renvoie à des périodes troublées que l’on croyait révolues.
Les partenaires étrangers de la Côte d’Ivoire suivent de près cette affaire, même s’ils restent pour l’instant discrets dans leurs réactions officielles. La France, en particulier, est dans une position délicate : d’un côté, elle a été prompte à accepter la renonciation par Tidjane Thiam de sa nationalité française en février dernier, ce qui pouvait être interprété comme un soutien implicite à son ambition présidentielle ivoirienne. De l’autre, Paris ne peut guère critiquer ouvertement une décision de justice ivoirienne sans risquer d’être accusé d’ingérence néocoloniale. On peut néanmoins penser que des messages diplomatiques sont échangés en coulisses pour plaider en faveur d’une élection ouverte et inclusive. De même, l’Union africaine et la CEDEAO, soucieuses de la stabilité régionale, pourraient jouer un rôle de bons offices pour encourager un règlement apaisé de ce différend, de crainte qu’une élection contestée ne débouche sur des troubles aux conséquences transfrontalières.
La diaspora ivoirienne constitue un autre acteur indirectement concerné sur la scène internationale. Répandue entre l’Europe, l’Amérique du Nord et d’autres pays africains, cette diaspora suit avec passion les développements politiques du pays. Beaucoup de ses membres se sentent concernés par le sort de M. Thiam, qui représente à leurs yeux la réussite à l’étranger mise au service du pays d’origine. Apprendre que la nationalité ivoirienne de naissance peut être retirée en raison d’une naturalisation étrangère en a choqué plus d’un. Sur les réseaux sociaux et dans les associations d’Ivoiriens de l’étranger, le cas Thiam suscite des débats animés : certains y voient la preuve qu’en dépit de leurs investissements affectifs et financiers au pays, ils restent des citoyens de seconde zone aux yeux de la loi ivoirienne; d’autres défendent l’idée qu’on ne peut prétendre diriger un pays qu’on a quitté pendant des décennies et dont on a, fût-ce légalement, abandonné la nationalité. Ce débat identitaire au sein même de la diaspora montre que la question dépasse la seule personne de Tidjane Thiam et touche à la définition de ce qu’est un Ivoirien aujourd’hui, aux droits de la diaspora et à son rôle dans l’avenir politique de la Côte d’Ivoire.
Réactions des acteurs politiques et de la société civile
Sur le plan national, la décision de justice a immédiatement provoqué un tollé parmi les acteurs politiques et la société civile ivoiriens. Le PDCI-RDA, principal parti d’opposition dont Tidjane Thiam est le leader, a vigoureusement dénoncé une « décision inique et éminemment politique ». Plusieurs cadres du parti ont pris la parole pour exprimer leur indignation, accusant le pouvoir d’utiliser la justice pour éliminer un adversaire gênant. « On veut nous confisquer l’élection avant même qu’elle ait lieu », s’est emporté un baron du PDCI sous couvert d’anonymat, rappelant que le parti de Félix Houphouët-Boigny a déjà connu des traversées du désert suite à des manipulations électorales. Les avocats de M. Thiam, de leur côté, ont annoncé examiner toutes les voies de recours possibles. Bien qu’il n’y ait pas d’appel au niveau national, ils envisagent de porter l’affaire sur le terrain des droits de l’homme, éventuellement devant les juridictions régionales ou internationales compétentes, arguant que le droit de Tidjane Thiam à participer librement à la vie politique de son pays a été bafoué sur une base contestable.
Tidjane Thiam lui-même a réagi avec prudence et gravité. Dans un message adressé à ses partisans, il a dit prendre acte de la décision tout en affirmant rester déterminé à servir son pays. Sans appeler explicitement à la contestation, il a souligné que son engagement pour la Côte d’Ivoire ne dépendait pas d’un titre ou d’une candidature et a appelé au calme et à la résilience démocratique. Beaucoup lisent entre les lignes une volonté de ne pas donner prise à des troubles violents, tout en refusant de s’effacer du débat public. Son attitude mesurée vise sans doute à préserver l’unité de l’opposition et à renvoyer l’image d’un homme d’État responsable malgré l’injustice qu’il estime subir.
En face, le camp gouvernemental a observé un silence relativement discret. Aucune déclaration tonitruante n’est venue du président Ouattara ou de ses principaux lieutenants, comme pour mieux souligner l’apparence d’une justice indépendante s’appliquant sans interférence politique. Quelques voix pro-gouvernementales, toutefois, ont laissé entendre que la loi est la loi et qu’elle s’applique à tous, fût-on banquier de renommée mondiale. Sur les plateaux de télévision publique et dans certains médias proches du pouvoir, des commentateurs rappellent que nul n’est censé ignorer la loi : Tidjane Thiam connaissait la condition de nationalité exclusive pour être candidat, il a lui-même attendu 2025 pour renoncer à sa nationalité française, et il paye en quelque sorte le prix de ce calcul tardif. Pour ces partisans du pouvoir, il n’y a pas lieu d’y voir une cabale politique, mais simplement le respect des textes par un tribunal souverain. Cette position légaliste est cependant minorée par l’ampleur de la controverse : même au RHDP, l’on comprend que la décision est sensible et qu’il vaut mieux ne pas trop jubiler publiquement, au risque de donner du crédit à la thèse d’une instrumentalisation de la justice.
Du côté de la société civile ivoirienne, l’heure est à la préoccupation. De nombreuses ONG locales de défense des droits civiques et des analystes indépendants redoutent que cet épisode n’entame la confiance dans le processus électoral. L’Association des Juristes Ivoiriens, par exemple, s’est fendue d’un communiqué diplomatique mais clair, appelant à une mise à jour du Code de la nationalité pour l’adapter aux réalités actuelles et éviter que de tels cas ne se reproduisent. Des mouvements de jeunes et des intellectuels rappellent que la démocratie ivoirienne s’est renforcée ces dernières années grâce à des scrutins plus apaisés et inclusifs, et qu’il serait malheureux de renouer avec les pratiques d’exclusion du passé. Certains évoquent également le risque de jurisprudence : si l’on applique strictement la règle de la perte de nationalité, cela pourrait concerner d’autres personnalités politiques ou économiques binationaux. Devant cette incertitude, la société civile plaide pour davantage de clarté juridique et pour des mesures d’apaisement, telles qu’un dialogue politique entre le gouvernement et l’opposition sur la participation de tous aux élections. En filigrane, le message est que la stabilité du pays ne saurait être sacrifiée sur l’autel de calculs politiciens à courte vue.
Quelles conséquences sur la présidentielle de 2025 ?
À six mois de l’échéance électorale majeure de 2025, l’éviction de Tidjane Thiam redessine le paysage de la course à la présidence. Dans l’immédiat, le champ des candidats potentiels se rétrécit du côté de l’opposition. Le PDCI-RDA, qui comptait sur la popularité et la visibilité internationale de M. Thiam, doit envisager un plan B. Plusieurs scénarios sont possibles : le parti pourrait porter son choix sur un autre candidat issu de ses rangs (Jean-Louis Billon apparaît comme un prétendant sérieux, tout comme d’autres cadres moins connus du grand public). Cependant, sans Tidjane Thiam, le PDCI perd une partie de son attrait pour les électeurs indécis et la jeunesse urbaine, segments que l’ex-banquier séduisait par son profil de technocrate moderne. L’opposition pourrait aussi tenter une alliance stratégique : on peut imaginer un rapprochement entre le PDCI et le parti de Laurent Gbagbo (PPA-CI) afin de présenter un front uni face au RHDP. Une candidature unique de l’opposition serait, en théorie, une réponse puissante à l’adversité. Néanmoins, une telle entente est politiquement complexe – des divergences idéologiques et des ambitions personnelles risquent de l’entraver, d’autant que la méfiance historique entre les factions n’a pas totalement disparu.
Du côté du pouvoir, la présidentielle de 2025 semble désormais plus facile à aborder, mais elle n’est pas sans défis. Le président Ouattara n’a pas encore clarifié ses intentions : s’il renonce à se représenter après deux (ou trois) mandats selon le mode de calcul, il devra gérer sa succession au sein du RHDP. Plusieurs poids lourds sont en lice en coulisses pour l’investiture du parti au pouvoir. L’absence de Tidjane Thiam dans l’opposition peut inciter M. Ouattara à passer la main, confiant qu’un dauphin issu du RHDP aura suffisamment le champ libre pour l’emporter. En revanche, si le président sortant choisissait de briguer sa propre réélection, il bénéficierait de l’avantage du sortant face à des opposants affaiblis. Dans tous les cas, le RHDP devra veiller à légitimer sa victoire. Un scrutin sans le principal leader de l’opposition pourrait souffrir d’un manque de participation : on se souvient qu’en 2020, l’appel au boycott de l’opposition, conjugué à la disqualification de certains candidats, avait plombé le taux de participation et jeté une ombre sur la validité du résultat, malgré la réélection officielle de M. Ouattara. Un scénario similaire en 2025 – victoire facile mais contestée – n’est pas souhaitable pour la stabilité du pays, ni pour l’image du régime à l’international.
Enfin, la gestion de l’après-crise Thiam sera cruciale. Si le gouvernement s’en tient à une ligne dure et que le PDCI reste vent debout, le risque est de voir la campagne électorale dominée par la rancœur et les polémiques sur la nationalité, au lieu des débats de fond sur l’économie, la réconciliation ou la sécurité. Il serait sans doute dans l’intérêt général qu’un compromis émerge d’ici là – par exemple, via une réintégration symbolique de M. Thiam comme simple électeur, même s’il ne peut être candidat, ou par des garanties offertes à l’opposition pour une compétition équitable. À défaut, la présidentielle de 2025 pourrait se tenir sous tension, avec en arrière-plan le sentiment persistant que tous les prétendants n’ont pas pu participer à armes égales.
Des précédents d’exclusion politique en Côte d’Ivoire
L’affaire Tidjane Thiam rappelle, par bien des aspects, de tristes précédents de la vie politique ivoirienne, où des figures de premier plan ont été exclues de compétitions électorales pour des raisons juridiques ou administratives discutables. La Côte d’Ivoire a connu dans son histoire récente plusieurs cas emblématiques mêlant justice, nationalité et politique, qui permettent de mettre en perspective la situation actuelle tout en soulignant ses spécificités.
Le premier nom qui vient à l’esprit est celui d’Alassane Ouattara lui-même. Ironie de l’histoire, l’actuel président a longtemps été, dans les années 1995-2000, la victime d’une législation sur la nationalité pensée pour l’écarter du pouvoir. Sous la présidence d’Henri Konan Bédié, la notion d’« ivoirité » avait été brandie pour contester l’ivoirianité de M. Ouattara, en s’appuyant sur ses origines familiales et sur la suspicion (jamais formellement prouvée) qu’il aurait détenu la nationalité voltaïque (burkinabè) lorsqu’il travaillait aux institutions financières ouest-africaines. En 2000, une disposition constitutionnelle controversée exigeant que les deux parents d’un candidat à la présidentielle soient nés ivoiriens l’avait empêché de se présenter. Cette exclusion avait non seulement frustré le RDR (le parti de M. Ouattara à l’époque), mais aussi alimenté les tensions nord-sud et contribué à la rébellion armée de 2002. Il a fallu l’accord de paix de Pretoria en 2005 puis la pression internationale pour que Ouattara puisse concourir enfin à l’élection de 2010, qu’il a remportée. Voir aujourd’hui un adversaire de M. Ouattara exclu à son tour sur fond de querelle de nationalité est un paradoxe historique qui n’échappe à personne. Les partisans de l’actuel président rétorqueront que la comparaison a ses limites – dans son cas, c’était une manipulation identitaire infondée, alors que pour M. Thiam il s’agit de l’application littérale d’une loi existante. Il n’empêche : la ressemblance dans le mécanisme d’exclusion nourrit l’amertume chez les uns et le malaise chez les autres.
Un autre parallèle peut être dressé avec le sort de l’ex-président Laurent Gbagbo. Certes, la nature des causes diffère – Gbagbo n’a jamais été mis en cause pour une question de nationalité – mais il a, lui aussi, été tenu à l’écart d’un scrutin majeur, en l’occurrence la présidentielle de 2020, par le biais d’une procédure judiciaire. Condamné par contumace en 2018 par la justice ivoirienne à vingt ans de prison pour des faits liés à la crise post-électorale de 2010 (en particulier le « braquage » de la Banque Centrale pendant le conflit), Laurent Gbagbo s’est vu radié des listes électorales en 2020 en raison de cette condamnation pénale. Malgré son acquittement retentissant par la Cour pénale internationale la même année, les autorités ivoiriennes lui refusaient alors le droit de se présenter et même de voter, au motif qu’un condamné perd ses droits civiques. Ce n’est qu’en 2022, après une décrispation politique, que M. Gbagbo a été gracié par le président Ouattara, effaçant ainsi sa peine et lui rendant ses droits. Entre-temps, l’élection de 2020 s’était tenue sans lui (ni d’ailleurs sans son ancien Premier ministre Guillaume Soro), ouvrant la voie à une victoire sans appel du président sortant mais au prix d’une participation en berne et de contestations localisées. La leçon que tirent bien des observateurs de l’épisode Gbagbo, c’est qu’une victoire électorale obtenue par élimination des rivaux peut se retourner en victoire à la Pyrrhus : elle affaiblit la légitimité du pouvoir en place et oblige tôt ou tard à des gestes d’ouverture pour recoller les morceaux du paysage politique.
Le cas de Guillaume Soro s’inscrit dans la même veine. Leader de l’ex-rébellion puis président de l’Assemblée nationale, Soro a vu ses ambitions présidentielles anéanties en 2020 par une double peine : accusé de tentative de déstabilisation et de détournement de fonds publics, il a été condamné par contumace à la prison, et par conséquent exclu de la liste électorale. Réfugié en Europe, Soro n’a pu peser sur le scrutin de 2020, et demeure en exil à ce jour, toujours sous le coup de poursuites en Côte d’Ivoire. Son éviction a éliminé un trublion politique jeune et populaire dans une frange de la population, garantissant là encore un paysage électoral dégagé pour le pouvoir en place. Cependant, comme pour Gbagbo, la mise à l’écart forcée de Soro n’a pas réglé le contentieux politique : elle l’a simplement déplacé hors du pays. L’intéressé continue, via les réseaux sociaux et ses partisans, de contester la légitimité du régime et d’attendre son heure pour un éventuel retour. En somme, cette stratégie d’exclusion par la loi crée des opposants en exil plutôt que de véritables apaisements politiques.
Quant à Charles Blé Goudé, ex-leader des « Jeunes Patriotes » pro-Gbagbo, il a lui aussi fait l’expérience de l’exclusion politique, bien qu’à un autre degré. Acquitté en même temps que Laurent Gbagbo par la CPI, il est rentré en Côte d’Ivoire en 2022, mais a dû composer avec une condamnation par contumace à 20 ans de prison prononcée en son absence pour des crimes liés à la crise de 2010-2011. Cette condamnation, théoriquement toujours en vigueur, l’a empêché de se présenter à quelque élection que ce soit et même de voter lors de son retour. Blé Goudé a entamé des démarches de réconciliation, créé un petit parti politique et se tient en réserve, espérant sans doute une amnistie ou un accord politique pour solder son passé judiciaire. Son cas illustre la manière dont les exclusions judiciaires peuvent être temporaires : toléré sur la scène publique mais sans existence électorale légale, il négocie en coulisses pour réintégrer le jeu politique officiel.
La comparaison nuancée de ces figures – Ouattara, Gbagbo, Soro, Blé Goudé – avec Tidjane Thiam met en évidence un fil rouge de la politique ivoirienne : la tentation d’écarter ses adversaires par des moyens autres que la simple compétition électorale. Cependant, chaque cas revêt ses particularités. Ouattara fut victime d’une définition discriminatoire de la nationalité, Gbagbo et Soro ont été écartés pour des faits délictueux liés à des crises violentes, tandis que Thiam est éjecté du jeu sur une base purement administrative et légale, sans qu’aucun reproche d’infraction ne lui soit fait. Ce dernier cas peut paraître d’autant plus déroutant qu’il concerne une figure qui n’a pas participé aux conflits ivoiriens précédents et qui apportait un souffle nouveau. Néanmoins, au-delà des différences de contexte, l’effet reste le même : une restriction du choix offert aux électeurs et un sentiment que la compétition n’est pas pleinement ouverte. L’histoire récente montre que ces exclusions, loin de résoudre les rivalités, ne font souvent que les reporter ou les exacerber sous d’autres formes.
En conclusion, la radiation de Tidjane Thiam des listes électorales, justifiée par la perte supposée de sa nationalité ivoirienne, est bien plus qu’un simple fait divers juridique. Elle se situe au carrefour explosif du droit et de la politique, ravivant un débat identitaire ancien et bousculant le jeu électoral à venir. Sur le plan juridique, elle questionne la modernité du droit de la nationalité en Côte d’Ivoire et la cohérence de son application. Politiquement, elle rebat les cartes de la présidentielle de 2025, au risque d’exacerber la défiance et la division. Surtout, elle rappelle que la démocratie ivoirienne demeure un chantier en construction, où l’État de droit doit s’affirmer sans servir d’instrument, et où l’inclusion de toutes les forces vives de la nation est le gage d’une paix durable. Le cas Thiam sera donc un test décisif : celui de la capacité de la Côte d’Ivoire à tirer les leçons de son passé pour éviter que les vieilles querelles de nationalité ne viennent compromettre son avenir démocratique.