Depuis l’arrivée au pouvoir du duo exécutif Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko en mars 2024, la justice sénégalaise a sombré dans une dérive autoritaire sans précédent. Malgré leurs promesses d’indépendance judiciaire, Faye et Sonko ont conservé le contrôle politique sur les magistrats, recourant systématiquement à des pressions et à des mutations punitives. La justice sénégalaise est devenue un instrument politique au service d’une épuration ciblée des anciens dirigeants et des voix critiques, engendrant arrestations arbitraires, condamnations sans équité et criminalisation de la liberté d’expression. Cette instrumentalisation judiciaire a provoqué une grave détérioration du climat économique, décourageant les investisseurs et paralysant l’activité économique. Aujourd’hui, le Sénégal assiste impuissant à la fin de l’État de droit, remplacé par une justice personnelle à deux vitesses : indulgente envers les proches du régime, implacable envers les opposants, installant durablement une atmosphère d’injustice généralisée et une menace permanente sur les libertés fondamentales.
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En mars 2024, l’arrivée au pouvoir du tandem Bassirou Diomaye Faye – Ousmane Sonko avait soulevé un immense espoir de rupture dans le système judiciaire sénégalais. Les nouveaux dirigeants s’étaient engagés à affranchir la justice de l’emprise de l’exécutif, après des années de soupçons d’ingérence sous le régime précédent. Le programme électoral de PASTEF promettait notamment de retirer le président et le garde des sceaux du Conseil supérieur de la magistrature, de consacrer l’autonomie du parquet vis-à-vis du ministère de la Justice, et d’instaurer un juge des libertés pour limiter les détentions abusives. Un an plus tard, force est de constater que ces nobles engagements sont restés lettre morte. Non seulement aucune réforme structurelle n’a été adoptée pour garantir l’indépendance des magistrats, mais le pouvoir en place a reproduit – et aggravé – les travers qu’il dénonçait hier.
Dès les premiers mois du nouveau régime, les faits ont trahi le discours. Le président Bassirou Diomaye Faye continue de présider le Conseil supérieur de la magistrature, perpétuant la tradition délétère du chef de l’État juge et partie dans la carrière des juges. Aucune loi n’est venue modifier la composition ou les prérogatives de cet organe clé, malgré les promesses tonitruantes de « gouvernance de rupture ». Pire, les nominations et affectations de magistrats semblent aujourd’hui plus politisées que jamais. En toute opacité, des juges ont été sanctionnés et mutés arbitrairement pour avoir déplu au pouvoir. L’exemple le plus flagrant reste le sort réservé aux magistrats qui avaient instruit le dossier explosif Adji Sarr (l’affaire de viol présumé impliquant Ousmane Sonko du temps où il était opposant) : ces juges du siège, pourtant réputés inamovibles, ont été brusquement expédiés dans des juridictions lointaines de l’intérieur du pays, au mépris des règles élémentaires. Cette décision, perçue comme une vengeance personnelle et une mise au pas de la magistrature, a glacé le corps judiciaire. Elle envoie un message clair : aucun magistrat n’est à l’abri s’il ose contrarier le camp au pouvoir. La prétendue « nouvelle ère » de droiture et de transparence a ainsi commencé par un signal désastreux, celui d’une justice vassalisée où la raison d’État prime sur la loi.
Pressions directes et mainmise sur les décisions judiciaires
L’emprise de l’exécutif Sonko-Faye sur le système judiciaire ne se limite pas à des symboles : elle s’exerce au quotidien par des pressions et interférences assumées. Il est édifiant de noter que les plus hautes autorités elles-mêmes n’hésitent plus à appeler publiquement la justice à se plier à leur volonté. En avril 2024, à peine investi, le président Bassirou Diomaye Faye a exhorté les Sénégalais à « mettre la pression sur la justice » pour qu’elle accélère certains dossiers, un appel surréaliste dans un État de droit. Quelques jours plus tard, le Premier ministre Ousmane Sonko enfonçait le clou devant l’Assemblée nationale en déclarant que si la justice n’avançait pas comme souhaité, le peuple devait la pousser à agir plus vite. Ces injonctions populistes émanant du sommet de l’État violent de front la séparation des pouvoirs : elles reviennent à légitimer la justice de la rue et à intimider les magistrats. Stupéfaite, l’Union des magistrats sénégalais a dû rappeler qu’une telle ingérence était inacceptable – une réaction rare qui témoigne du malaise profond des juges.
Sur le terrain, l’exécutif a peaufiné son contrôle via de nouveaux outils prétendument techniques. En septembre 2024, le gouvernement a mis en place un Pool judiciaire financier chargé de traquer les crimes économiques de l’ancien régime. Officiellement, il s’agit de lutter contre la corruption endémique et de faire la lumière sur des scandales financiers. Mais dans les faits, cette unité spéciale fonctionne comme une police politique financière orientée exclusivement contre les ex-dignitaires du régime Sall. Les procureurs du Pool semblent recevoir la liste des cibles à abattre directement du palais. Lorsque l’Assemblée nationale nouvellement acquise à la coalition du Président Faye a voté la mise en accusation de cinq anciens ministres de Macky Sall – dont son beau-frère Mansour Faye ou l’ex-justice Ismaïla Madior Fall – pour des soupçons de détournements, personne n’a été dupe : l’objectif était moins de rendre justice que de livrer ces opposants à la vindicte d’une Haute Cour dominée par le pouvoir. De même, l’arrestation spectaculaire en février 2025 de Farba Ngom, député et proche de l’ancien président, accusé de blanchiment de 125 milliards de FCFA, a été accueillie avec scepticisme par les observateurs indépendants. Bien sûr, la lutte contre l’enrichissement illicite est légitime. Mais le zèle à cibler ce pilier du régime sortant – que Ousmane Sonko avait publiquement désigné comme un ennemi personnel à abattre – laisse planer un sérieux doute sur l’impartialité de la procédure. Les avocats de M. Ngom rappellent à juste titre qu’aucune condamnation n’est prononcée et qu’il reste présumé innocent, pourtant le pouvoir l’a déjà cloué au pilori. La mécanique est rodée : lorsque Sonko promet de “mettre fin” à la carrière d’un adversaire, la machine judiciaire s’emballe opportunément pour le satisfaire.
Les magistrats du parquet, censés être indépendants, donnent l’impression d’exécuter les volontés du Premier ministre et de son entourage. Les décisions de justice sensibles s’alignent presque systématiquement sur l’agenda de l’exécutif, qu’il s’agisse d’accélérer des procédures contre des opposants ou de freiner celles qui dérangent le camp présidentiel. Ainsi, les enquêtes impliquant des personnalités du nouveau régime semblent stagner ou disparaître discrètement. À l’inverse, les dossiers visant d’anciens hauts fonctionnaires, élus ou hommes d’affaires jugés trop liés à l’ancien pouvoir progressent à une célérité inconnue jusque-là. Les procureurs requièrent sans sourciller des mandats de dépôt contre des figures de l’opposition là où, naguère, ils temporisaient par prudence. Il règne un deux poids, deux mesures criant : la main de la justice est d’une fermeté implacable contre certains, et d’une indulgence coupable envers d’autres. Cette instrumentalisation flagrante n’échappe pas à la population, qui voit se creuser un abîme entre le discours de « justice équitable » servi en 2024 et la réalité d’une justice aux ordres en 2025.
Dissidence muselée : la parole critique sous la menace
Le retour en force d’une justice caporalisée a eu pour corollaire une répression tous azimuts de la liberté d’expression. En un an, le pouvoir Sonko – Faye a bâillonné la presse et les voix dissidentes avec une détermination d’autocrate, trahissant l’héritage démocratique du Sénégal. Journalistes, opposants, activistes citoyens : nul n’est épargné par la criminalisation galopante de la parole critique. Les lois liberticides que l’on espérait abolir ont au contraire été appliquées avec une vigueur redoublée pour faire taire toute contestation.
Dès l’été 2024, la presse indépendante a senti le vent tourner. Face aux articles et éditoriaux peu amènes envers le nouveau gouvernement, les autorités ont adopté une posture de défiance et de représailles économiques. La Coordination des associations de presse (CAP) a tiré la sonnette d’alarme en dénonçant une « atteinte inédite à la liberté d’expression ». Selon ce regroupement, plus de 200 médias privés sont menacés de fermeture administrative, et plus de vingt directeurs de publications ont été convoqués par les services de sécurité ces derniers mois pour des interrogatoires intimidants. Des mesures arbitraires ont frappé le secteur : fermeture sans explication du portail officiel de déclaration des médias (empêchant certains organes de régulariser leur situation) et gel brutal du Fonds d’appui et de développement de la presse, un mécanisme vital de financement. Asphyxiée financièrement, harcelée par les gendarmes et la justice, la presse sénégalaise vit dans la peur. Cette situation a poussé l’ensemble des médias du pays à une action historique : le 13 août 2024, une « journée sans presse » a été massivement observée. Quotidiens non parus, journaux télévisés annulés, radios muettes… Pour la deuxième fois seulement en plusieurs décennies, le quatrième pouvoir sénégalais a fait grève afin d’alerter l’opinion sur les pressions insoutenables exercées par le régime Sonko. Ce jour-là, les manchettes des journaux arborant trois poings serrés brandissant un crayon, et le mot d’ordre “Non à la mort programmée de nos médias”, ont fait l’effet d’un signal d’alarme national.
Plutôt que d’entendre ce cri, le Premier ministre a choisi la confrontation. Ousmane Sonko s’est lancé dans une diatribe publique contre les patrons de presse, les accusant fin juin 2024 de « détournements de fonds publics » et d’irrégularités fiscales pour discréditer leurs entreprises. Il a surtout déclaré sans ambages : « On ne va plus permettre que des médias écrivent ce qu’ils veulent sur n’importe qui, au nom d’une soi-disant liberté de la presse, sans aucune source fiable. »Cette sentence glaçante, prononcée le 9 juin 2024, a agi comme un blanc-seing pour la censure. En substance, le chef du gouvernement s’arroge le droit de décider quelles informations sont acceptables, reléguant la liberté de la presse au rang de « soi-disant » paravent. Sous cette menace, l’autocensure a fatalement gagné nombre de rédactions craignant d’être accusées de « fake news » – délit devenu l’arme fourre-tout pour museler les critiques.
Parallèlement, les arrestations de journalistes et d’activistes se sont multipliées, rappelant les heures sombres que l’on croyait révolues. Les chroniques se ressemblent tragiquement. En mai 2024, à peine un mois après l’investiture de Faye, Bah Diakhaté, un activiste politique, et l’imam Cheikh Tidiane Ndao sont arrêtés et jetés en détention. Leur crime ? Avoir diffusé sur Internet des propos jugés offensants à l’égard de M. Sonko – le premier l’accusant, non sans provocation, de mœurs inavouables, le second critiquant vertement son discours sur l’homosexualité. En un temps record, dès début juin, les deux hommes sont condamnés en flagrant délit à trois mois de prison ferme et 100 000 FCFA d’amende, sur la base des articles 254 et 255 du Code pénal réprimant l’« offense » aux autorités et la « diffusion de fausses nouvelles ». Il est piquant de noter que l’« offense au Premier ministre » n’existe même pas textuellement dans nos lois – ce qui n’a pas empêché le tribunal d’innover pour satisfaire le pouvoir. Amnesty International s’en est émue, exhortant le gouvernement à dépénaliser ces délits d’opinion et à cesser les incarcérations pour des critiques verbales. En vain : cette première sentence a inauguré une vague répressive qui n’a fait que s’amplifier.
Au fil des mois, chaque voix dissonante a eu droit à son tour de bâillon. En janvier 2025, Oumar Sow, ancien ministre, conseiller de Macky Sall, est interpellé pour des commentaires politiques publiés sur les réseaux sociaux ; il écope de quatre mois de prison avec sursis et d’une forte amende, non sans avoir dû présenter des excuses publiques pour espérer la clémence. Dans la foulée, un présentateur vedette de télévision, Abdou Diallo (chroniqueur à Sen TV), est arrêté après une émission polémique. Accusé initialement d’“incitation à la haine ethnique” pour avoir évoqué la région d’origine d’un baron du régime (le Fouta de M. Farba Ngom), il sera relaxé sur ce point tant l’accusation était grotesque, mais tout de même condamné à trois mois de sursis pour “fausses nouvelles”. Même sans preuve de faute, il fallait qu’il sorte marqué au fer rouge de la justice. Plus récemment encore, en mars 2025, l’activiste Ardo Gningue a été placé sous mandat de dépôt pour des posts Facebook prétendument diffamatoires et « contraires aux bonnes mœurs » – une notion fourre-tout qui permet d’embastiller quiconque indispose le régime. Son procès expéditif en flagrant délit s’ouvre à Dakar, dans un climat d’intimidation maximale. Ces cas – et bien d’autres – illustrent la stratégie du pilori adoptée par le pouvoir Sonko : judiciariser la moindre critique, pourrir la vie des opposants par des gardes à vue et des procès kafkaïens, et ainsi dissuader quiconque de s’exprimer librement. La majorité de ceux qui croupissent aujourd’hui derrière les barreaux y sont pour avoir prononcé une parole qui déplaît à Ousmane Sonko, dénonçait récemment un député de l’opposition. Ce triste constat résume l’état actuel des libertés publiques.
Deux poids, deux mesures : la loi du plus fort
Au-delà de la répression tous azimuts, l’année écoulée a mis en lumière une justice à deux vitesses. D’un côté, une sévérité implacable s’abat sur les opposants, les journalistes indépendants et les serviteurs de l’État non-alignés ; de l’autre, une indulgence complice protège les proches du régime et le Premier ministre lui-même. Cette asymétrie flagrante achève de convaincre que la justice sénégalaise est devenue l’instrument personnel de M. Sonko.
Les exemples abondent. Quand un membre du parti au pouvoir est mis en cause, l’affaire est étouffée avant même d’éclore. À l’inverse, quand il s’agit d’un ancien cacique de l’APR (le parti de Macky Sall) ou d’un simple militant critique, la justice fonce tête baissée. Aucune figure de PASTEF n’a été inquiétée par la moindre enquête, fût-ce pour des soupçons avérés, alors même que nul gouvernement n’est irréprochable. Les allégations de corruption ou d’abus de pouvoir visant des responsables actuels – il en existe – sont purement et simplement ignorées. Le nouvel establishment bénéficie d’une immunité de fait, renforcée par l’épuration politique de l’administration qui a vu le renvoi de milliers de fonctionnaires supposés loyaux à l’ancien régime. Les remplaçants, souvent des militants inexpérimentés du parti présidentiel, savent qu’ils ne doivent leur poste qu’à leur allégeance : ils ne risquent pas de rompre l’omerta sur d’éventuelles dérives internes. En revanche, les projecteurs judiciaires demeurent braqués exclusivement sur les anciens dirigeants. Le dévouement sélectif du Parquet spécial anti-corruption en témoigne : pas un centime de l’ère Sonko ne fait l’objet d’un contrôle, tandis qu’on décortique jusqu’au moindre marché de l’époque Sall pour y trouver matière à accusation. Une justice réellement indépendante appliquerait le même standard à tous, ce qui est loin d’être le cas.
Le traitement ubuesque de l’affaire Ousmane Sonko lui-même illustre parfaitement cette justice à géométrie variable. Rappelons que M. Sonko était englué, avant son ascension, dans plusieurs procédures judiciaires lourdes (une condamnation pour diffamation dans l’affaire Mame Mbaye Niang, une inculpation pour « corruption de jeunesse » dans le dossier Sweet Beauty impliquant Adji Sarr, etc.). Or, comme par enchantement, ces contentieux ont été évacués du jour au lendemain lorsqu’il est parvenu au pouvoir. Grâce à une loi d’amnistie controversée votée juste avant l’élection présidentielle, Ousmane Sonko a pu être blanchi de ses condamnations passées – une mesure de “décrispation” initialement présentée comme un geste d’apaisement national, mais dont il fut le premier bénéficiaire. Une fois installé à la primature, lui et son camp n’ont eu de cesse de torpiller toute reprise des procédures gênantes : les magistrats qui osaient encore instruire ces dossiers ont été mutés ou marginalisés, et le silence radio s’est abattu sur les scandales touchant le nouveau pouvoir. La justice d’Ousmane Sonko, c’est cela : une justice qui oublie opportunément les fautes du vainqueur, tout en accablant les vaincus.
Contrastons ce sort avec celui réservé aux personnalités de l’ancien régime. Non contents d’être poursuivis pour la moindre suspicion, leurs droits élémentaires sont souvent bafoués. Combien d’anciens ministres ou députés pro-Sall sont maintenus en détention préventive prolongée, sans procès équitable en vue ? Combien d’opposants se voient refuser une liberté provisoire ou un jugement impartial ? La récente incarcération de Farba Ngom en est l’archétype : cet ex-député, figure de proue du camp Sall, a été jeté en prison dans le cadre de l’enquête sur les « 125 milliards » supposément détournés. Bien qu’aucun jugement ne l’ait encore condamné, il demeure derrière les barreaux depuis des mois, tandis que sa réputation est traînée dans la boue médiatique par des fuites opportunément orchestrées. Farba Ngom est ainsi traité en coupable par avance, là où Ousmane Sonko, dans une affaire de mœurs tout aussi grave, n’a jamais eu à répondre devant un tribunal – et ne le fera sans doute jamais. Deux hommes, deux justices.
Cette disparité de traitement s’étend jusqu’aux échelons inférieurs. Les manifestants anti- pouvoir interpellés lors des rassemblements de l’opposition subissent la pleine rigueur de la loi : inculpations pour troubles à l’ordre public, comparutions immédiates, peines de prison ferme parfois. En revanche, les militants pro-pouvoir qui se sont rendus coupables de violences politiques ces dernières années (on se souvient des milices partisanes qui saccageaient des stations-service ou agressaient des opposants sous le précédent régime) ont, pour la plupart, été relâchés ou amnistiés sans bruit. L’impunité est redevenue le privilège exclusif de ceux qui servent le régime, tandis que la moindre incartade de ses adversaires est impitoyablement réprimée. Le message est limpide : sous couvert d’égalitarisme proclamé, la justice nouvelle est deux fois plus partisane que l’ancienne.
Un naufrage institutionnel aux conséquences économiques désastreuses
L’asservissement de la justice sénégalaise au caprice de l’exécutif n’est pas seulement un scandale moral et politique – c’est aussi un désastre pour l’économie et la stabilité du pays. En un an, la dérive autoritaire et politisée du système judiciaire a sérieusement entamé la confiance tant des citoyens que des investisseurs, plongeant le Sénégal dans une incertitude préjudiciable à son développement.
D’abord, l’instabilité juridique orchestrée par le régime Sonko effraie les milieux d’affaires locaux. Le gouvernement clame mener une croisade salutaire contre la corruption de l’ancien régime, mais cette campagne prend des allures de chasse aux sorcières et inquiète les entrepreneurs. Lorsque les capitaines d’industrie et financiers voient certains des leurs se faire arrêter du jour au lendemain et jeter en prison, sur fond d’accusations spectaculaires (souvent claironnées dans la presse avant même toute instruction sérieuse), ils retiennent logiquement leurs investissements. Aujourd’hui à Dakar, un climat de méfiance généralisée paralyse l’initiative privée. Chaque homme d’affaires redoute de devenir la prochaine cible sacrificielle d’une procédure judiciaire téléguidée pour les besoins de la propagande. « Lever des fonds au Sénégal serait une formalité si nos opérateurs économiques ne se retrouvaient pas systématiquement en prison », ironisait récemment un observateur, soulignant que cette insécurité judiciaire décourage les projets et les partenariats. Promettre bruyamment « la fin des affaires » et la moralisation absolue dans un système libéral, c’est en réalité prendre le risque de faire fuir bailleurs et investisseurs, locaux comme étrangers, qui craignent d’être emportés dans un tourbillon arbitraire. Le Sénégal, hier vanté pour sa stabilité, voit sa réputation de place sûre ternie par ces ingérences politiques dans le judiciaire.
Les conséquences concrètes ne se sont pas fait attendre. À l’heure où l’État cherche désespérément des financements pour boucler son budget, il peine à emprunter même sur le marché intérieur : les souscripteurs se font rares et exigeants, conscients que la gouvernance actuelle navigue à vue dans un climat délétère. La défiance a été accentuée par la récente révélation d’un véritable gouffre dans les finances publiques – près de 100% du PIB en dette et plus de 12% de déficit budgétaire – imputé à la gestion passée. Or, au lieu de rassurer en unissant toutes les forces économiques du pays, le pouvoir a choisi de dresser les Sénégalais les uns contre les autres via des procès politiques, ce qui fracture la cohésion nécessaire pour affronter la crise. Le gouvernement Sonko-Faye a dû annoncer un pacte national de stabilité et des mesures d’austérité dès février 2025, demandant aux citoyens de « se serrer la ceinture » alors même qu’il dilapidait son énergie dans des vendettas judiciaires. Cette incohérence a un coût : elle sape la confiance des partenaires internationaux et des institutions financières, qui redoutent qu’un appareil judiciaire instrumentalisé ne garantisse plus la sécurité des contrats et des investissements.
De plus, les décisions politiques déguisées en actes de justice ont engendré des perturbations dans plusieurs secteurs économiques. Par exemple, la suspension précipitée de certains projets ou concessions attribués sous l’ancien régime – justifiée officiellement par des enquêtes pour irrégularités – a pu satisfaire la soif de revanche du nouveau pouvoir, mais elle a laissé des chantiers en plan, des travailleurs au chômage technique et des investisseurs déboussolés. Chaque fois que le gouvernement annonce l’ouverture d’une information judiciaire sur un contrat minier, un marché public ou un partenariat passé, ce sont des partenaires étrangers qui prennent peur et parfois claquent la porte. Sous couvert de purification morale, on assiste à une paralysie des affaires. En vérité, le régime actuel semble préférer sacrifier l’économie sur l’autel de ses règlements de comptes. Cette dérive commence à se refléter dans les indicateurs : croissance en berne, projets d’investissement reportés, climat des affaires en chute libre. En lieu et place de l’« État de droit stable et prospère » jadis vanté, le Sénégal version 2025 offre l’image d’un pays où la loi est l’instrument du prince, où nul contrat n’est sûr, et où la liberté d’entreprendre s’étiole comme la liberté tout court.
La fin de l’État de droit ?
Un an après l’accession au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko, le bilan pour la justice sénégalaise est accablant. L’institution censée garantir l’équilibre des pouvoirs et la protection des droits est devenue le bras armé d’un exécutif autoritaire, prêt à tout pour asseoir sa domination. Le Conseil supérieur de la magistrature demeure inféodé au politique, les magistrats subissent mutations punitives et injonctions populistes, la presse et les opposants vivent sous la menace permanente du dépôt et de la prison, tandis que les proches du régime jouissent d’une impunité insolente. Le contraste est cruel entre la rhétorique de rupture, de « droiture, transparence et réforme » déclamée à l’investiture, et la réalité d’une justice caporalisée rappelant les heures les plus sombres du continent.
En vérité, il n’y a plus de justice au Sénégal – il n’y a que la justice d’Ousmane Sonko. Une justice personnelle, orientée, à deux vitesses, qui foule au pied les principes d’indépendance et d’équité. Cette situation dangereuse fait régresser la démocratie sénégalaise de plusieurs décennies. Elle sape le contrat social, car les citoyens perdent foi en une justice qui n’est plus la même pour tous. Elle fragilise aussi la paix civile : à force de bâillonner et d’humilier l’opposition, le régime attise les ressentiments et polarise la société. Comment s’étonner que la tension politique reste explosive, quand toute voie de contestation pacifique est criminalisée ?
Il est encore temps d’éviter le naufrage total de l’État de droit. Cela exigerait un sursaut républicain : remettre enfin la justice à sa place, c’est-à-dire au-dessus des querelles partisanes, et non à la botte de l’exécutif. Libérer les prisonniers d’opinion, cesser d’instrumentaliser les tribunaux, respecter les contre-pouvoirs médiatiques et citoyens – autant de mesures urgentes pour restaurer un semblant de confiance. En auront-ils la volonté ? Rien n’est moins sûr. En attendant, le tableau est sombre : la justice sénégalaise, jadis l’une des plus respectées de la région, se retrouve vassalisée par un pouvoir revanchard. Et le peuple sénégalais découvre, amer, qu’il a échangé une tutelle pour une autre – qu’au lieu d’une justice libre, il doit subir la loi implacable des vainqueurs, imparable comme un verdict sans appel.