Le Sénégal traverse une crise politique profonde marquée par une troublante dualité du régime Bassirou Diomaye Faye -Ousmane Sonko. D’un côté, ce duo aujourd’hui à la tête de l’État clame haut et fort son attachement au dialogue national. Le président Bassirou Diomaye Faye a même convoqué pour fin mai un grand forum censé réunir toutes les forces vives de la nation afin de « repenser nos institutions » et « rebâtir la confiance entre l’État et les citoyens ». De l’autre côté, cependant, le même régime mène une campagne systématique de harcèlement contre ses opposants. Cette contradiction flagrante jette une ombre sur la sincérité de l’initiative de dialogue et entame dangereusement la crédibilité du nouveau pouvoir.
Arrivé au pouvoir en mars 2024 sur la promesse d’une gouvernance exemplaire et d’une rupture radicale avec les dérives de l’ancien régime, le tandem Sonko-Diomaye bénéficiait initialement d’un immense élan d’espoir populaire. Mais un an plus tard, l’état de grâce a cédé la place à la méfiance et à la désillusion. Beaucoup de Sénégalais, autrefois acquis aux discours de rupture d’Ousmane Sonko, observent désormais avec sévérité la duplicité du régime : comment croire à une main tendue pour un « dialogue inclusif » quand, parallèlement, l’autre main serre le poing pour museler toute voix dissidente ?
Opposition muselée : intimidation policière, justice sélective et dénigrement médiatique
Les faits des derniers mois illustrent un rétrécissement inquiétant de l’espace démocratique. Sous couvert de lutte contre la corruption et de reddition des comptes, plusieurs figures de l’opposition sont dans le collimateur des autorités. Des convocations policières et poursuites judiciaires ciblent à répétition d’anciens dignitaires du régime précédent. Des députés proches de l’ex-président Macky Sall ont vu leur immunité parlementaire levée en un temps record : le cas de Farba Ngom, pilier de l’Alliance pour la République (APR), soupçonné de blanchiment de capitaux, ou encore de deux ex-ministres impliqués dans la gestion controversée des fonds Covid-19, illustre cette volonté de frapper fort. Certes, nul n’est au-dessus des lois, et les Sénégalais demandent depuis longtemps que justice soit faite sur les scandales financiers. Mais la sélectivité et la précipitation de ces procédures laissent perplexe. La justice, perçue comme instrumentalisée, s’attaque exclusivement aux adversaires du régime, renforçant le sentiment d’une chasse aux sorcières plus que d’une opération mains propres impartiale.
Parallèlement, les méthodes d’intimidation s’étendent au-delà des prétoires. Des opposants sont régulièrement cités à comparution, menacés de garde à vue ou incarcérés pour des motifs que leurs partisans jugent politiques. Sur le terrain, les rassemblements contestataires subissent une répression policière ferme, rappelant ironiquement les excès dénoncés hier par Ousmane Sonko lui-même lorsqu’il était dans l’opposition. Le climat médiatique n’est guère plus rassurant : une stigmatisation systématique de l’opposition s’est installée dans les médias pro-gouvernementaux. Quotidiens nationaux et plateaux de télévision acquis à la cause du pouvoir peignent les opposants en conspirateurs, traitres à la nation ou héritiers d’un ancien régime honni, brouillant la frontière entre information et propagande. Cette machine à discréditer vise clairement à délégitimer toute critique, au risque d’empoisonner davantage le débat public.
Ces attaques tous azimuts traduisent une fébrilité du pouvoir en place. Plutôt que de convaincre par l’exemple et le respect des principes annoncés, le régime Sonko-Diomaye semble choisir la voie de la démonisation de ses contradicteurs. En agissant ainsi, il abîme son image et sape la confiance populaire qui lui avait été accordée. Car comment ne pas voir une contradiction cinglante entre, d’une part, le discours officiel prônant l’unité nationale par le dialogue et, d’autre part, la réalité d’un pouvoir qui martèle ses adversaires à coups de convocations judiciaires et de diatribes publiques ?
Un « dialogue national » décrédibilisé et boudé
Dans ce contexte délétère, l’initiative de dialogue national annoncée par le président Faye pour le 28 mai prochain apparaît pour beaucoup comme une coquille vide, sinon une manœuvre dilatoire. La méfiance est généralisée autour de ce grand débat national censé refonder le système politique. Les principaux partis d’opposition y voient une entreprise de communication destinée à légitimer le nouveau pouvoir à moindres frais, sans véritable ouverture ni remise en question. À peine la date du dialogue fixée, des refus cinglants ont fusé parmi les formations d’opposition les plus importantes. L’Alliance pour la République, ancien parti au pouvoir aujourd’hui relégué dans l’opposition, a d’emblée annoncé boycotter la rencontre en la qualifiant de « mascarade politicienne ». Dans un communiqué au vitriol, l’APR de Macky Sall a dénoncé une parodie de concertation où tout serait joué d’avance -une simple opération de « validation des impostures du pouvoir », selon les termes même des opposants.
D’autres forces politiques de premier plan semblent partager ce scepticisme. Les composantes majeures de la coalition d’opposition refusent de cautionner un dialogue dont elles estiment les dés pipés. Leur argument est limpide : on ne peut s’asseoir sereinement autour d’une table avec un gouvernement qui, au même moment, fait planer sur ses interlocuteurs la menace de poursuites et de dissolutions. Comment dialoguer en confiance quand ses militants sont emprisonnés ou que son leader risque d’être mis en examen au moindre prétexte ? En l’absence des principales têtes d’affiche de l’opposition, le dialogue national risque fort de se réduire à un monologue du pouvoir et de ses alliés. Beaucoup d’observateurs anticipent déjà un rendez-vous manqué : plutôt qu’une grande concertation républicaine, cette rencontre s’annonce comme un simulacre aux conclusions écrites à l’avance.
Le boycott de la part significative de la classe politique est un sévère camouflet pour le tandem Sonko-Diomaye. Il traduit le déficit de confiance abyssal qui s’est creusé en quelques mois. En promettant une gouvernance inclusive tout en pratiquant l’exclusion de ses contradicteurs, le régime a sapé la crédibilité de sa propre initiative. Même au sein de la société civile, l’enthousiasme n’est pas au rendez-vous : nombre d’organisations citoyennes et d’intellectuels expriment leur réserve, redoutant que ce dialogue ne soit qu’un écran de fumée sans conséquences réelles, sinon celle de normaliser un peu plus le recul démocratique en cours.
Dissolution expéditive de l’Assemblée : un précédent lourd de sens
L’un des actes fondateurs de cette nouvelle ère politique -et peut-être l’un des plus controversés -demeure la dissolution de l’Assemblée nationale en septembre 2024. À peine six mois après son élection, le président Bassirou Diomaye Faye a choisi de renvoyer brutalement les députés élus en 2022 et de provoquer des élections législatives anticipées. Certes, la Constitution lui en donnait le droit passé deux ans de mandat parlementaire, et il est vrai que l’Assemblée sortante, dominée par les fidèles de Macky Sall, constituait un obstacle permanent pour un exécutif minoritaire. Ousmane Sonko lui-même, en tant que Premier ministre, refusait de se soumettre à un vote d’investiture devant ces députés frondeurs, arguant d’un vide réglementaire sur le statut du chef de gouvernement. La confrontation institutionnelle a tourné au bras de fer, puis à l’asphyxie : faute de majorité législative pour « dérouler ses réformes », le régime a préféré abattre la table de jeu.
Le coup de force institutionnel est apparu pour ce qu’il est : une volonté de contournement du suffrage antérieur au profit d’un calcul politique. En dissolvant l’Assemblée deux ans seulement après des élections législatives âprement disputées, le pouvoir Sonko-Diomaye a envoyé un signal inquiétant. Aux yeux de ses partisans, il s’agissait de « clarifier le jeu démocratique » et de redonner la parole au peuple pour aligner la représentation parlementaire sur le choix présidentiel de mars 2024. Mais pour l’opposition, cet épisode a eu l’effet d’un coup d’arrêt porté à l’équilibre des pouvoirs. L’ancienne majorité a dénoncé un passage en force antidémocratique, un “braquage” institutionnel visant à séquestrer tous les leviers du pouvoir.
Les élections anticipées de novembre 2024 ont, sans surprise, offert au nouveau régime la majorité écrasante qu’il convoitait. Pastef, le parti d’Ousmane Sonko, et ses alliés y ont raflé la mise, reléguant l’APR et les autres partis traditionnels à un rôle de figuration dans l’hémicycle. Le Sénégal a donc basculé dans un système de fait quasi monocolore, où l’absence d’équilibre parlementaire nourrit la crainte d’une hyperprésidence bis -à ceci près que, paradoxalement, c’est le Premier ministre qui semble en tirer avantage.
Un Premier ministre omniprésent et un président en retrait ?
En effet, un phénomène singulier caractérise ce régime : la montée en puissance inédite du poste de Premier ministre. Ousmane Sonko, figure charismatique et véritable moteur politique de la coalition au pouvoir, occupe la Primature avec une influence qui dépasse largement le cadre habituel de cette fonction au Sénégal. Le président Diomaye Faye, novice sur la scène électorale mais porté au sommet grâce à l’aura de Sonko, a très vite affiché son intention de renforcer les prérogatives du chef de gouvernement. Dans une conversation informelle, le président confiait récemment trouver les pouvoirs actuels du Premier ministre « très limités » et envisageait ouvertement de les « renforcer ». Cette déclaration peu commune soulève des interrogations fondamentales : jusqu’où le duo exécutif est-il prêt à remodeler l’architecture institutionnelle pour conforter sa domination ?
Déjà, certains gestes administratifs trahissent une recomposition du pouvoir au profit de la Primature. Les ministres, traditionnellement responsables devant le Président, se retrouvent désormais « placés sous l’autorité directe du Premier ministre » selon de nouveaux textes officiels. Ousmane Sonko n’hésite pas non plus à investir des terrains qui relevaient jadis du chef de l’État : il prend des positions publiques retentissantes en politique étrangère, tance des dirigeants étrangers sur les réseaux sociaux au nom du Sénégal et multiplie les annonces majeures en se passant de l’onction présidentielle. Cette hyperactivité du Premier ministre fait naître l’image d’un président Faye relégué à l’arrière-plan, voire dépendant de son mentor. La presse sénégalaise s’interroge : Bassirou Diomaye Faye est-il en train de devenir une simple « reine d’Angleterre » pendant que Sonko concentre les rênes effectives du pouvoir ?
Au sein même de la majorité, ce rééquilibrage suscite des débats feutrés. Certains y voient une reconnaissance nécessaire de la légitimité politique de Sonko, architecte du succès électoral et tribun adulé d’une partie de la jeunesse. D’autres s’inquiètent d’un déséquilibre institutionnel dangereux : en voulant contenter l’ego et l’électorat du Premier ministre, le président pourrait affaiblir la fonction suprême et brouiller la chaîne de responsabilité. Après tout, Ousmane Sonko n’est pas élu au suffrage universel ; sa légitimité, réelle dans la rue, reste indirecte dans les urnes. Lui déléguer trop de pouvoirs sans modification constitutionnelle, c’est jouer avec le feu de l’illégalité ou du moins de l’illégitimité formelle. Le renforcement en cours du poste de Premier ministre apparaît donc aux yeux de nombreux observateurs comme une manœuvre institutionnelle opportuniste, taillée sur mesure pour le bénéfice d’un homme et non pour l’intérêt d’un système équilibré.
Dérive autoritaire : un modèle démocratique en péril
En conjuguant répression de l’opposition, monopole sur les institutions et personnalisation du pouvoir, le régime Sonko-Diomaye fait redouter une dérive autoritaire progressive du Sénégal. Ironie de l’histoire récente : ceux qui se posaient en paladins de la démocratie sous l’ère Macky Sall semblent aujourd’hui reproduire, voire amplifier, les travers qu’ils dénonçaient. Le modèle républicain sénégalais, longtemps cité en exemple en Afrique de l’Ouest pour sa stabilité et son attachement au pluralisme, traverse l’une de ses plus graves épreuves depuis l’alternance historique de l’an 2000. Certes, le Sénégal n’a pas basculé dans la dictature ouverte : les institutions formelles fonctionnent, les médias privés critiques existent toujours, et l’opposition, bien que malmenée, n’est pas bâillonnée au point de disparaître. Mais pas à pas, ligne rouge après ligne rouge, un glissement s’opère.
Les conséquences de cette crise politique prolongée sont multiples. Sur le plan institutionnel, l’équilibre des pouvoirs est rompu : avec un Parlement aux ordres et une justice sous influence, les contre-pouvoirs effectifs se réduisent comme peau de chagrin. La reddition des comptes, cheval de bataille affiché du nouveau régime, risque de perdre tout crédit si elle s’apparente à une vengeance unilatérale contre l’ancien régime, sans mécanismes pour contrôler à l’avenir les abus éventuels de la nouvelle équipe. Comment croire à la sincérité de la lutte anticorruption lorsque l’on constate par ailleurs la prolifération de pratiques népotiques ? (On murmure que près de la moitié des nouvelles nominations au sommet de l’État reviennent à des fidèles de Pastef, contredisant les promesses d’ouverture et de mérite.) Sur le plan démocratique, le danger est de voir s’installer un climat de peur et de résignation : peur chez les opposants et acteurs critiques, désormais conscients qu’ils peuvent être la prochaine cible ; résignation chez les citoyens, dont la confiance en des élections justes et en un dialogue sincère s’effrite. Le désenchantement gagne même une partie de la jeunesse qui avait porté Bassirou Diomaye Faye au pouvoir, face à l’absence de changements tangibles et aux vieux réflexes autoritaires qui refont surface.
Enfin, l’avenir du modèle sénégalais se joue peut-être maintenant. Si la situation perdure, le Sénégal pourrait voir ternir l’image de démocratie exemplaire qu’il s’était forgée. À l’interne, la frustration accumulée ouvre la porte à des explosions de colère populaire, comme le pays en a connues en 2021 et 2023 lorsque Ousmane Sonko fut embastillé par le régime précédent -à présent, ce sont les partisans de l’ancien pouvoir qui pourraient être tentés de descendre dans la rue, ou pire, de perdre foi en la voie électorale. À l’externe, partenaires et observateurs internationaux commencent à exprimer leur préoccupation, redoutant que le Sénégal suive la pente glissante empruntée par d’autres nations de la région où la démocratie s’est érodée au point de basculer dans l’instabilité ou la dictature.
Le risque d’une dérive autoritaire n’est plus une vue de l’esprit : il transparaît dans chaque entorse à l’esprit démocratique que ce régime commet, qu’il s’agisse de marginaliser l’opposition, de manipuler les institutions ou de se soustraire lui-même à tout contrôle. Un tel chemin est non seulement en contradiction totale avec les idéaux proclamés par Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye, mais il est surtout sans issue positive pour le Sénégal.
Appel à la cohérence et au sursaut républicain
Face à ces dérives, il est impérieux d’appeler à un sursaut républicain avant qu’il ne soit trop tard. Le régime Sonko-Diomaye doit comprendre qu’il ne saurait durablement gouverner par la peur et le double langage. S’il veut réellement restaurer la confiance citoyenne et honorer son mandat, il lui faut mettre fin à la persécution systématique de ses opposants et créer les conditions d’un véritable dialogue national. Un dialogue crédible ne peut avoir lieu que dans un climat apaisé, où l’opposition n’est pas traitée en ennemie à abattre mais en partenaire du jeu démocratique, fût-il un partenaire rival. Cela implique de relâcher la pression judiciaire arbitraire, de respecter les droits fondamentaux de tous (y compris la liberté de manifester et la liberté d’expression critique), et de faire preuve de bonne foi dans les discussions à venir sur les réformes.
Le président Bassirou Diomaye Faye, en particulier, a le devoir de reprendre la main sur l’agenda démocratique. S’il laisse son Premier ministre – fût-il Ousmane Sonko, héros de sa victoire – dicter une politique de confrontation permanente, il hypothèquera son propre héritage et la stabilité du pays. Il en va de même de Sonko lui-même : auréolé d’une popularité qu’il a su forger dans l’opposition, il joue aujourd’hui son crédit historique. Chaque incitation de sa part à la vengeance partisane, chaque entorse à l’État de droit, le rapproche davantage des autocrates qu’il pourfendait. L’histoire récente du Sénégal a montré que nul dirigeant n’est indéboulonnable : la déception d’un peuple trahi peut emporter ceux qu’elle avait portés aux nues.
Le Sénégal est à la croisée des chemins. Le dialogue national ne sera pas salvateur par la seule magie des mots ou des cérémonies. Il ne le sera que si les actes suivent : respect de l’opposition, justice réellement indépendante, refonte institutionnelle menée pour le bien commun et non pour asseoir l’hégémonie d’un camp. Faute de quoi, la belle promesse d’une nouvelle ère politique risque de s’évanouir, laissant place à un scénario sombre de démocratie en trompe-l’œil. Les dirigeants actuels, et particulièrement Ousmane Sonko, portent une responsabilité historique : celle de démontrer que le Sénégal peut changer en profondeur sans renier son âme démocratique. S’ils échouent à incarner cet idéal, ils entreront dans les livres d’histoire non pas comme les artisans du renouveau, mais comme les fossoyeurs d’une démocratie qui fut longtemps la fierté de la nation.