L’annonce officielle, faite le 3 mai par Habibou Dia, directeur de la Communication, d’un blocage imminent du site d’investigation Afrique Confidentielle marque un tournant glaçant pour la liberté de la presse sénégalaise. « L’autorité a demandé à ce que l’accès au site ne soit plus disponible », a-t-il déclaré, avant d’ajouter que la mesure entrerait en vigueur “sous peu”. Ce n’est pas seulement un coup de ciseau technique ; c’est l’aveu public d’une volonté de museler la critique, au moment même où l’exécutif se retrouve assailli par des révélations gênantes sur ses alliances, ses finances et sa gestion sécuritaire opaque.

Cette décision survient dans un climat de répression croissante. Fin avril, le ministère de la Communication a publié un arrêté menaçant 381 organes « non conformes » de suspension, tandis que plusieurs radios locales ont été sommées de cesser d’émettre.

Pour justifier le couperet, les autorités invoquent la “sécurité nationale”, argument fourre-tout qui sert d’écran de fumée. Or Afrique Confidentielle a surtout publié une série d’articles sur les dissensions internes du nouveau cabinet et l’incurie des nouvelles autorités à redresser le pays. Incapable de réfuter ces enquêtes ligne par ligne, le gouvernement adopte la méthode du rouleau compresseur : étouffer la source, criminaliser la curiosité, décourager la fouille. C’est l’attitude typique d’un régime qui sent la barque couler et cherche à bâillonner le sismographe plutôt qu’à renforcer la coque, en feignant d’agir pour protéger un “bien commun national”.

Les chiffres confirment la dérive. En 2024, le Sénégal a chuté à la 94ᵉ place du Classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières, une descente de quarante-cinq rangs qui aurait jadis semblé inimaginable pour ce pionnier démocratique d’Afrique de l’Ouest. L’espace civique rétrécit, la peur d’une garde à vue plane dans chaque rédaction et reportage devient acte de bravoure.

Techniquement, le projet de blocage est déjà obsolète. Un VPN, un navigateur Tor ou une fonction “DNS over HTTPS” suffisent à contourner la barrière en quelques secondes. Dans les cafés du Plateau, des étudiants partagent des tutoriels Telegram expliquant comment “changer de pays” en deux clics. La diaspora, forte de plusieurs milliards de dollars de remises annuelles, relaiera au pays sans peine les enquêtes bannies. Plus le pouvoir resserre l’étau, plus l’effet Streisand amplifie la diffusion des contenus qu’il voulait soustraire aux regards, transformant chaque tentative de censure en spot publicitaire involontaire.

Pourquoi alors cette fuite en avant ? Parce que les voyants économiques passent au rouge. Les arriérés intérieurs étranglent les PME. Le chômage des moins de trente ans flirte avec 20%, nourrissant une colère sourde. Plutôt que d’annoncer un plan d’assainissement budgétaire, le gouvernement tente de contrôler la narration pour maquiller la fissure, oubliant qu’aucune cachotterie médiatique ne rebouche un trou budgétaire, au regard de la facture sociale.

Les observateurs établissent un parallèle avec la Gambie de Yahya Jammeh, où la fermeture du quotidien The Independent en 2003 amorça une spirale répressive terminée en exil forcé pour des centaines de voix libres. Le Sénégal avait servi de refuge. L’ironie veut qu’en 2025 certains reporters dakarois envisagent d’installer leurs serveurs à Banjul ou Abidjan. La contagion autoritaire est un virus politique : elle se propage quand les organisations régionales, CEDEAO en tête, s’embourbent dans la gestion des putschs successifs et renoncent à défendre la liberté de presse africaines, faute d’un leadership démocratique clair.

Face aux critiques, l’exécutif vante la future Haute Autorité de Régulation, présentée comme un bouclier contre la « toxicité » numérique. Pourtant, sur le continent, ces agences servent souvent de marteau légal. Au Niger d’avant 2023, elles infligeaient des amendes confiscatoires; en Tanzanie, elles imposaient une taxe quotidienne sur les blogs critiques. Rien n’indique que Dakar dérogera à ce modèle, surtout quand la nomination des membres dépend directement du cabinet présidentiel. Demander à un organe adossé au pouvoir de défendre le pluralisme revient à confier les clés du poulailler au renard affamé et à espérer, malgré tout, des œufs intacts.

Le signal envoyé aux citoyens est limpide : critiquer la gouvernance, c’est s’exposer à un bâillon. Mais l’histoire du numérique enseigne que le silence imposé produit l’effet inverse. Plus l’État ferme les vannes, plus la société civile creuse des puits parallèles. Des collectifs de juristes élaborent des recours devant la Cour suprême, tandis que des hackers éthiques préparent des miroirs hors juridiction. Chaque blocage crée une vocation de cyber-militant, chaque arrestation un fil Twitter relayant les preuves. La censure est une digue poreuse, condamnée à rompre sous la pression et à inonder finalement les cénacles qu’elle espérait assécher.

En scellant l’accès à Afrique Confidentielle, le pouvoir franchit une ligne rouge symbolique : un pays bascule véritablement dans la nuit lorsqu’il pourchasse la lumière. Pourtant, aucune torche n’a jamais été éteinte en cassant le bras qui la brandit. Avec un VPN dans chaque poche et un cloud sur chaque continent, la jeunesse sénégalaise demeure irréductiblement connectée. C’est donc la légitimité, et non l’information, que le gouvernement prend en otage. Dans l’histoire africaine, cette rançon n’a jamais été payée, pas même par la peur. La flamme passe toujours, de main en main.