Voici le second article de notre série consacrée à l’impact de l’intelligence artificielle (IA) en Afrique. Celui-ci explore en profondeur le secteur agricole et les enjeux de sécurité alimentaire qui y sont intimement liés.

L’agriculture africaine affronte un faisceau de vulnérabilités : dégradation des sols, effets climatiques extrêmes, dépendances importatrices, goulets logistiques, alors que la faim progresse à nouveau : plus de 307 millions d’Africains étaient sous-alimentés en 2024, soit plus d’une personne sur cinq. Cette fragilité est aggravée par l’exposition de nombreux pays aux marchés céréaliers extérieurs, notamment au blé de la mer Noire, dont la perturbation a révélé la dépendance de plusieurs économies africaines à l’égard des exportations russe et ukrainienne. Dans le même temps, les pertes post-récolte restent élevées pour de nombreuses filières, amputant l’offre disponible. Enfin, les rendements agricoles demeurent bien en-deçà du potentiel : en Afrique subsaharienne, ils représentent souvent moins d’un quart de ce qu’autoriseraient les conditions agronomiques et techniques.

Face à ces contraintes, l’IA s’impose comme une technologie à impact rapide sur la productivité. Des outils de vision par ordinateur – tels que l’application Nuru de PlantVillage – permettent d’identifier, via un simple smartphone, les maladies du manioc ou les attaques parasitaires avec une précision comparable à celle d’agents de vulgarisation formés. Sur le terrain kényan, des producteurs testant des assistants comme Virtual Agronomist ajustent finement fertilisation et traitements : « J’aurais gaspillé de l’engrais », confiait l’un d’eux après comparaison avec les recommandations de l’outil. Ces solutions réduisent les coûts, sécurisent les rendements et diffusent un conseil agronomique en temps réel auprès de petites exploitations éloignées des services classiques.

Au-delà du diagnostic, l’IA optimise l’intervention. Au Rwanda et en Afrique de l’Est, des drones guidés par algorithmes cartographient les parcelles, détectent les foyers d’infestation et pulvérisent de manière ciblée, réduisant l’usage d’intrants et l’empreinte environnementale. Des acteurs locaux, comme Ampere Vision Rwanda, déploient des capacités de reconnaissance des cultures pour déclencher un épandage de précision, révélant une trajectoire d’industrialisation frugale adaptée aux réalités du continent. Les évaluations régionales montrent que ces usages, hier expérimentaux, basculent dans l’opérationnel avec des opérateurs privés et des administrations qui contractualisent des services à la demande.

Le levier post-récolte est tout aussi décisif. Des plateformes qui orchestrent la mise en relation producteurs–détaillants, la planification des tournées et l’agrégation des commandes abaissent drastiquement les pertes et le coût des denrées en ville. Au Kenya, Twiga Foods a montré qu’une logistique pilotée par données pouvait ramener, sur les flux qu’elle traite, les pertes typiques d’environ 30 % à des niveaux résiduels, tout en améliorant la rémunération des agriculteurs. La réduction du gaspillage constitue ici un « gain rapide » pour la sécurité alimentaire, sans même augmenter les superficies cultivées.

L’IA renforce également la gestion des risques et l’inclusion financière. L’assurtech Pula combine observations satellitaires, données de terrain et modèles d’apprentissage pour concevoir des micro-assurances indexées climatiques à faible prime, déjà diffusées à grande échelle ; ces produits déclenchent des indemnisations automatiquement lorsque la sécheresse ou l’excès de pluie frappent, favorisant le réinvestissement et l’accès au crédit. Des analyses publiques rapportent des hausses d’investissement des bénéficiaires et des progrès substantiels de rendement. Dans le même esprit, des fintechs agricoles comme Apollo Agriculture utilisent le machine learning pour évaluer la solvabilité à partir d’images satellitaires et de traces mobiles, ouvrant l’accès à des intrants et à un accompagnement agronomique à des centaines de milliers de petits producteurs.

L’impact de l’IA dépasse, toutefois, la parcelle individuelle : il transforme la gouvernance publique. La planification agricole peut désormais être pilotée par les données, avec des feuilles de route nationales qui articulent données de télédétection, systèmes d’alerte et ciblage des soutiens. L’Éthiopie, via sa stratégie « Digital Ethiopia 2025 » et sa nouvelle feuille de route agricole numérique, intègre l’usage des technologies pour piloter productivité et accès au marché. Le Rwanda a numérisé son programme de subventions d’intrants (Smart Nkunganire System), permettant un ciblage plus précis, la limitation des fuites et, désormais, l’intégration de recommandations agronomiques personnalisées. Au Kenya, des cadres de gouvernance des données agricoles émergent pour sécuriser le partage d’information et soutenir l’innovation. Enfin, des systèmes de prévision agro-climatique appuyés par l’IA – de NASA Harvest à l’ICPAC – améliorent les prévisions de rendement et les alertes sécheresse/inondation, afin d’anticiper les crises alimentaires.

Reste une condition majeure : l’inclusion. Le fossé numérique pèse encore sur l’adoption en zones rurales et chez les femmes ; celles-ci demeurent moins susceptibles d’accéder à l’internet mobile ou d’utiliser des services numériques agricoles, ce qui exige des dispositifs spécifiques (agents féminins, interfaces vocales multilingues, contenus contextualisés). Des organisations démontrent néanmoins qu’un design intentionnel et des canaux adaptés (voix, SMS, messageries) augmentent sensiblement l’usage par les productrices.

En définitive, l’IA n’est pas une panacée mais un multiplicateur puissant : elle repère les maladies avant qu’elles ne ravagent les cultures, guide des épandages millimétrés, fluidifie l’aval logistique, tarifie mieux le risque et éclaire des politiques publiques réactives. Son potentiel pour l’ODD 2 (« Faim zéro ») est tangible à condition d’investir simultanément dans l’énergie rurale, la connectivité, les compétences numériques et des cadres de gouvernance des données dignes de confiance. Pour reprendre les mots du directeur général de la FAO, Qu Dongyu, l’IA « peut avoir un impact extrêmement positif, rendant l’agriculture plus productive et plus durable ».