
Au Togo, l’interpellation de Marguerite Gnakadè, ex-ministre des armées devenue opposante, relance un débat crucial : la démocratie n’est pas l’art d’organiser l’émeute, mais celui de garantir un espace de contestation compatible avec l’ordre public. Selon une source policière citée par l’AFP, elle a été arrêtée « pour des faits graves, dont sa récente sortie incitant les militaires à la rébellion ». La frontière est nette : la critique du pouvoir est légitime ; l’appel à l’indiscipline en uniforme menace l’intégrité des institutions et la sécurité de tous.
En droit, la base juridique est solide. Le Code pénal togolais réprime la rébellion et la provocation adressée à des militaires pour les pousser à la désobéissance ; l’arsenal a été consolidé par la refonte de 2015 et complété par la loi de 2019 relative à la sécurité intérieure, qui couvre les atteintes graves à l’ordre public et au fonctionnement des institutions. Autrement dit : enjoindre l’armée à « prendre ses responsabilités » pour provoquer un basculement politique expose à la loi, comme dans toute démocratie soucieuse de ses garde-fous.
Reste la politique. Mi-août, Mme Gnakadè a appelé à la « démission » de Faure Gnassingbé au profit d’« une transition apaisée, inclusive et nationale », exhortant « le peuple » à se mobiliser. « Le temps du silence est terminé », a-t-elle encore lancé, invitant les forces armées à « se ranger du côté du peuple ». C’est, en pratique, déplacer l’arbitrage démocratique vers les casernes au moment où la rue est sous tension. Sa rhétorique, revendiquée comme un « appel à la reconstruction », relève d’une stratégie du choc dont les conséquences seraient potentiellement déstabilisatrices.
Le contexte renforce le risque. Fin juin, des manifestations à Lomé ont dégénéré : au moins sept personnes ont été tuées et des dizaines blessées, selon des organisations de la société civile. Des ONG internationales ont réclamé des enquêtes indépendantes sur l’usage de la force et dénoncé des interpellations massives. Que l’on approuve ou non ces diagnostics, un point demeure : l’embrasement coûte d’abord aux plus vulnérables. Dans un tel climat, faire de l’armée l’arbitre du conflit politique n’est pas une audace démocratique, c’est un pari à somme négative.
On ne comprend pas la fermeté des autorités si l’on oublie l’arrière-plan institutionnel. En 2024, une réforme a réorienté l’architecture du pouvoir vers un régime parlementaire, avec un président du Conseil des ministres à la manœuvre et un chef de l’État désormais élu par l’Assemblée. Contestée par l’opposition, la bascule a néanmoins été adoptée puis mise en œuvre en 2025. Les promoteurs y voient une « dépersonnalisation » du pouvoir, ses détracteurs un tour de passe-passe. Le désaccord est politique ; il ne légitime pas l’appel à l’insubordination militaire.
À cela s’ajoute une contrainte stratégique rarement mise en avant dans le débat public : la pression djihadiste au nord. Depuis 2021, les forces de sécurité font face à des incursions transfrontalières visant militaires et civils ; l’attaque d’ampleur menée à Kpinkankandi en juillet 2024 l’a rappelé. Dans ce contexte, l’unité de la chaîne de commandement n’est pas un luxe doctrinal : elle conditionne l’ouverture des écoles, l’accès aux marchés, la continuité des soins. Solliciter l’armée dans l’arène partisane, c’est fracturer le dispositif qui protège d’abord les plus modestes.
Quid du mouvement civique ? Le front « Touche pas à ma Constitution » s’est dit « très indigné » par l’arrestation, la jugeant menée « sans mandat » par des forces encagoulées. On doit entendre ces griefs, fruits d’années de crispations. Mais la réponse républicaine n’est pas la surenchère verbale ; elle passe par la règle commune : « oui » au débat d’idées, « non » à la violence et à l’appel à l’insurrection. La liberté d’expression ne couvre pas l’incitation à la désobéissance en uniforme, fût-elle enveloppée des mots de la « libération ».
L’État, pour sa part, a une double obligation. D’abord, la méthode : procédures régulières, respect des droits de la défense, contrôle du juge, proportionnalité des mesures. Ensuite, la clarté : expliciter les qualifications retenues, les textes invoqués et les délais. Les autorités précisent que l’intéressée est « entendue par les services compétents » ; à la justice de démontrer que l’infraction reprochée vise l’incitation à la rébellion, non l’opinion politique. La fermeté doit aller de pair avec la transparence, faute de quoi la défiance prospère.
Il n’est pas inutile de rappeler que les trajectoires personnelles comptent. Première femme à la Défense (2020-2022) et belle-sœur du chef de l’État, Mme Gnakadè connaît l’appareil sécuritaire. Cela n’invalide pas son droit à la parole ; cela impose un surcroît de prudence : lorsqu’on mesure de l’intérieur la fragilité des équilibres, on sait qu’aucune alternance durable ne se bâtit sur la dissidence de l’armée. Dans l’Afrique de l’Ouest des coups d’État en chaîne, la tentation de la « solution militaire » est un mirage dont le coût social est immense.
Dans un pays traversé par une double tension, protéger la démocratie, c’est aussi protéger l’ordre. L’interpellation de Marguerite Gnakadè se justifie si, comme l’affirment les autorités, elle vise non des opinions mais l’incitation à la rébellion. À l’opposition revient la tâche de formuler une alternative procédurale, pacifique et crédible ; au gouvernement, celle d’assurer la clarté et la proportionnalité de la réponse. C’est à ce prix que le pluralisme s’enracine : par la loi, le débat et la responsabilité, pas par l’appel aux casernes.















