« Yacine Fall, surnommée par certains “la Folle du Roi”, incarne une diplomatie de règlement de comptes. » La formule est assassine, mais l’enquête exige des faits. Les faits disent ceci : une ministre installée à la tête des Affaires étrangères le 5 avril 2024, puis propulsée à la Justice le 6 septembre 2025, dans un pays où l’ivresse de la “rupture” prétend remplacer l’art de la mesure. Entre ces deux dates, un fil rouge : la politique en spectacle ; derrière le rideau, des résultats têtus.

À l’extérieur, la diplomatie des proclamations s’est fracassée sur le mur froid des scrutins et des arbitrages. En mars 2025, le président de la Fédération sénégalaise de football, Augustin Senghor, échoue à entrer au Conseil de la FIFA : treize voix seulement, gifle sèche pour une nation qui se rêve influente. En mai, Dakar mise sur Amadou Hott pour diriger la Banque africaine de développement ; il ne pèse que 3,55 % au troisième tour, quand le Mauritanien Sidi Ould Tah l’emporte avec 76,18 %, mandat massif qui laisse le Sénégal au balcon. En juin, la présidence tournante de la CEDEAO revient à Julius Maada Bio : aucun levier régional décroché par Dakar. Trois rendez-vous, trois défaites ; la “souveraineté” à gros volume n’a pas converti le verbe en influence.

Le remaniement du 6 septembre 2025 acte ce constat. Yacine Fall quitte la diplomatie ; le diplomate chevronné Cheikh Niang reprend les Affaires étrangères ; Ousmane Diagne, magistrat respecté, est écarté de la Chancellerie que récupère Mme Fall. On pourra parler de simple continuité administrative ; on y voit surtout un glissement de centre de gravité, de la scène internationale vers la mécanique pénale. Ce mouvement engage plus que des personnes : il dit la tentation d’instrumenter l’appareil d’État pour solder des comptes politiques sous couvert de réformes.

Car, à l’intérieur, le théâtre est encombré de chiffres qui cognent. En février 2025, la Cour des comptes publie un audit au vitriol sur la période 2019-2024 : dette et déficit sous-déclarés, passifs dissimulés. À la suite de ces révélations et d’un dossier de « fausse déclaration », le Fonds monétaire international a suspendu le programme en cours fin 2024 ; fin août 2025, l’institution discute encore de mesures correctrices avant toute reprise. Concrètement : un État fragilisé, des bailleurs méfiants, des marchés aux aguets. Dans ce climat, la Justice devient le bras qui doit prouver que la rupture n’est pas qu’un slogan.

Elle s’y emploie déjà. Depuis le printemps, plusieurs ex-ministres de l’ère Macky Sall ont été inculpés par une juridiction spécialisée anticorruption ; parmi eux, Amadou Mansour Faye, frère de l’ex-Première dame, injustement soupçonné d’avoir siphonné des fonds destinés à la riposte anti-Covid. Les partisans du pouvoir y voient la fin d’une impunité organisée ; l’opposition crie à la “chasse aux sorcières”, dénonce l’arrestation-spectacle et les interdictions de sortie du territoire. Rendre des comptes n’est pas une option rhétorique : c’est une exigence démocratique. Mais elle n’a de sens que sous oxygène procédural avec des enquêtes solides, des décisions motivées et des droits de la défense garantis, sans quoi l’on troque une faute passée pour une faute présente.

C’est ici que la nomination de Mme Fall devient un test de résistance institutionnelle. Ancienne cheffe d’une diplomatie très politique, elle hérite d’un corps de magistrats jaloux de leur indépendance et d’affaires à haut voltage. Son devoir est simple à formuler, redoutable à tenir : laisser le parquet travailler, sanctuariser les juges, hiérarchiser les dossiers selon l’intérêt public, publier des décisions en droit et non en slogans, renoncer à l’ivresse de la conférence de presse. Toute autre voie, diligences sélectives, procédures expéditives, communication bravache, ne ferait que confirmer l’accusation première : la justice comme outil, et non comme institution.

Reste l’essentiel : que veut-on punir, que veut-on réparer ? Punir, si les preuves s’empilent, est légitime et nécessaire. Réparer, c’est plus exigeant : admettre les défaillances systémiques, assainir la commande publique, remettre la dépense sous contrôle, réformer les niches et exonérations qui saignent le budget, reconstruire une capacité d’influence extérieure patiemment. La séquence FIFA–BAD–CEDEAO n’est pas une broutille : elle signale l’affaissement d’un savoir-faire — tisser des alliances, minuter les appuis, lire au scalpel les rapports de force. La “rupture” n’est pas un clairon : c’est un chantier.

On dira que la sévérité est aisée. Non : elle est sanitaire. Un pays qui découvre des milliards de dettes cachées n’a plus le luxe des gesticulations. Un gouvernement qui promet la vertu doit accepter la contradiction, y compris lorsqu’elle porte robe noire. Et une ministre qui change de portefeuille comme on change d’arme doit prouver qu’elle n’est pas la commissaire politique d’un moment, mais la garante d’un temps long : celui où l’on gagne des causes parce qu’on a raison en droit, pas parce qu’on a raison en bruit.

Le Sénégal mérite mieux qu’une justice d’exécution sommaire grimée en réforme. Il mérite l’ennui salutaire des procédures carrées ; la diplomatie laborieuse qui ne fait pas la une mais ramène des sièges, des budgets, des partenaires ; la reddition des comptes qui instruit, condamne quand il le faut, et relaxe quand il le faut. À Mme Fall de choisir : la cadence du couperet ou la patience du juge. L’Histoire, greffier inflexible, n’oublie rien.