Il est des alliances qui défient la raison, et la politique sénégalaise semble en avoir fait sa spécialité. Dernier épisode en date : Aminata « Mimi » Touré et Yassine Fall, deux figures que tout oppose et qui ne s’apprécient guère, trouvent soudain un terrain d’entente inédit: écarter l’ancien président Macky Sall de la course au poste de Secrétaire général des Nations unies. Une alliance de circonstance pour barrer la route d’un troisième larron, alors même que celui-ci n’a jamais publiquement manifesté pareille ambition. L’absurde atteint son comble : on ferraille pour exclure un coureur d’une course qui n’a même pas lieu d’être. Ce spectacle tragi-comique révèle en filigrane les rancunes tenaces et les calculs politiciens qui minent la scène publique d’un pays jadis cité en exemple.
Un pacte contre nature sur fond de rancune
Voir Mimi Touré et Yassine Fall faire cause commune relève de l’absurde – ou du moins d’un calcul bien intéressé. Ces deux femmes se sont longtemps opposées, affichant une inimitié notoire sur fond de divergences personnelles et politiques. Qu’elles mettent soudain leurs brouilles de côté a de quoi surprendre.
Il aura pourtant suffi d’un ennemi commun pour les réunir : Macky Sall. L’ancien Président, bête noire de l’une et obsession de l’autre, réussit l’exploit de fédérer ses adversaires d’hier. Désormais, Mimi Touré et Yassine Fall feignent l’unité sacrée pour barrer la route à celui qu’elles considèrent comme l’ennemi public numéro un. Hier encore ennemies jurées, les voilà alliées de circonstance, unies par la volonté commune d’écarter Macky de tout tremplin international. Pacte contre nature ? Assurément, mais la fin justifie les moyens – du moins tant que leurs intérêts convergent.
Candidature fantôme et rancœurs bien réelles
La situation prêterait à sourire si elle n’était pas si révélatrice. Macky Sall lui-même n’a encore rien officialisé. Certes, la rumeur le dit très occupé à activer ses réseaux à Washington ou à Riyad et à soigner son aura internationale, mais il s’est bien gardé d’afficher la moindre ambition onusienne. Qu’importe : aux yeux de Mimi Touré et de Yassine Fall, la simple perspective de voir l’ex-président tenter sa chance à l’ONU constitue déjà un affront intolérable.
Officiellement, nos deux alliées avancent des arguments de principe pour justifier leur fronde. Aminata Touré martèle que le futur patron des Nations unies doit avoir un parcours impeccablement propre en matière de droits humains – ce dont Macky Sall serait bien incapable au vu des lourdes charges qui, selon elle, entachent son bilan. Elle rappelle que de 2021 à 2024, plus de 80 manifestants ont trouvé la mort lors de troubles intérieurs au Sénégal, sans compter les centaines d’arrestations arbitraires et les allégations de torture sous son mandat. L’ONU elle-même, souligne-t-elle, a dépêché une experte à Dakar pour réclamer la fin de l’impunité. Autant de faits qui disqualifient à ses yeux Macky Sall : cette rumeur de candidature relève d’un « écran de fumée » pour fuir le vrai débat, et n’aurait « zéro chance de succès ».
Yassine Fall, de son côté, endosse son costume de ministre des Affaires étrangères pour enfoncer le clou. Sans nommer explicitement l’ancien Chef de l’État, elle insiste sur le profil « solide et irréprochable » requis pour prétendre au poste – tout ce qui manquerait justement à Macky Sall. Dans un numéro de pédagogie mordante, elle assène que « ceux qui parlent de cette candidature » n’ont visiblement rien compris aux critères exigés. En clair, l’État du Sénégal ne soutiendra en aucune façon pareille aventure, qui est déjà considérée comme une aberration.
Bref, aux yeux de Mimi Touré comme de Yassine Fall, Macky Sall fait figure de coupable idéal. Il devient le bouc émissaire parfait dont l’éventuelle humiliation internationale servirait d’exutoire à une classe politique trop heureuse de pouvoir afficher une vertu indignée.
Intérêt national sacrifié sur l’autel des rancunes
Derrière le vernis des justifications officielles, l’odeur âcre de la vengeance politique se dégage sans peine. Il ne s’agit pas tant de défendre la noblesse des Nations unies que de s’assurer qu’aucune rédemption internationale ne vienne embellir le bilan de Macky Sall. À trop vouloir punir l’ex-président, nos deux guerrières en oublient l’intérêt supérieur du pays. Car enfin, qu’on l’apprécie ou non, voir un Sénégalais briller au sommet de l’ONU serait en théorie un honneur national. Dans d’autres circonstances, le patriotisme l’aurait emporté sur les querelles intestines : on aurait pu imaginer le ralliement, au moins de façade, de tous derrière la candidature d’un enfant du pays pour le prestige du drapeau. Mais en 2025, l’intérêt national passe après les détestations personnelles. Plutôt saborder une opportunité historique que d’accorder à l’adversaire juré le moindre succès, même si la Nation entière pourrait en bénéficier.
Le constat est saisissant de cynisme. D’un côté, quelques bonnes âmes en appellent à la hauteur d’esprit et à l’unité sacrée, faisant valoir que la « consécration » de Macky Sall à l’ONU serait celle du Sénégal. De l’autre, les nouveaux maîtres de Dakar n’y voient qu’une tentative de réhabilitation à tuer dans l’œuf. La posture du régime Bassirou Faye/Sonko est guidée bien moins par le souci des principes universels que par une logique de vengeance et de règlement de comptes, au mépris des intérêts du pays.
Il faut dire que le passif entre Macky Sall et Ousmane Sonko pèse lourd. Le second n’a pas oublié les démêlés judiciaires et la répression dont il a été la cible sous le premier. Désormais aux affaires, Sonko semble trouver l’occasion de rendre la monnaie de sa pièce à son ancien bourreau : faire obstacle aux ambitions de Macky Sall est pour lui un juste retour des choses. De son côté, Mimi Touré, écartée en son temps après ses loyaux services, voit dans cette croisade une occasion inespérée de solder ses comptes. Quant à Yassine Fall, transfuge elle aussi de l’écurie Macky, elle ne cache pas sa satisfaction de barrer la route à son ancien mentor.
Au final, c’est l’image du Sénégal qui se trouve piétinée. À force de mêler querelles privées et affaires d’État, nos dirigeants donnent le spectacle d’un microcosme autocentré, prêt à sacrifier le bien commun sur l’autel de la rancœur.
Diplomatie en panne et opportunités manquées
Jadis acteur majeur de la diplomatie africaine, le Sénégal donne aujourd’hui l’image d’un navire sans boussole sur l’océan de la géopolitique. Depuis l’alternance de 2024, les déconvenues s’y accumulent. Récemment, le pays a essuyé un camouflet : son candidat à la tête de la Banque africaine de développement a été écrasé par le vote des États africains, alors même qu’il était réputé compétent. Le Sénégal n’est pas non plus parvenu à influencer l’issue des crises régionales récentes – Mali, Burkina Faso, Niger – malgré des mandats de médiation qui lui étaient confiés, et il brille par son effacement dans les arènes où il rayonnait naguère (Francophonie, Union africaine, ONU…). Partout, Dakar peine à se faire entendre.
Les causes de cet affaissement diplomatique sont multiples. Le nouveau pouvoir manque cruellement d’expérience internationale et a concentré son énergie sur les querelles domestiques et la traque des anciens dignitaires, au lieu de bâtir de nouveaux partenariats. Ousmane Sonko, figure de proue de cette équipe, s’est illustré par une rhétorique anti-française virulente et des tirades contre les « valeurs occidentales » peu propices au consensus. De quoi refroidir les partenaires historiques, sans ouvrir pour autant de voies diplomatiques alternatives.
Le résultat, c’est une diplomatie affaiblie et illisible. Alors que d’autres nations africaines avancent leurs pions et soutiennent bec et ongles leurs ressortissants aux postes internationaux, le Sénégal apparaît englué dans ses règlements de comptes internes et de plus en plus marginalisé sur la scène régionale et mondiale.
APR, Pastef : deux visages d’une même médaille
D’un côté, l’APR, parti présidentiel d’hier aujourd’hui déchu, s’indigne de la « chasse aux sorcières » dont Macky Sall ferait l’objet, oubliant qu’hier encore il muselait ses opposants et a contribué à attiser les rancœurs actuelles par ses propres abus. De l’autre, le nouveau régime dominé par le Pastef d’Ousmane Sonko cède lui aussi à la tentation revancharde. Chantre autoproclamé de la rupture éthique, il reproduit pour l’instant un schéma tristement familier : invectives personnelles, répression des voix discordantes, simplement avec les rôles inversés entre persécuteurs et victimes.
Enfin, le tandem improbable formé par Mimi Touré et Yassine Fall dans cette affaire montre à quel point les clivages idéologiques s’évanouissent dès qu’il s’agit de régler des comptes personnels. Les grands principes – droits humains, patriotisme, morale internationale – ne servent ici que de paravent commode à une vendetta qui ne dit pas son nom.
En guise de conclusion
Que retiendra-t-on de ce vaudeville politique à la sénégalaise ? Sûrement pas l’élévation du débat public. Alors que le monde affronte des crises multiples et que le choix du prochain Secrétaire général de l’ONU mériterait une réflexion de fond sur la place du Sénégal en son sein, nos dirigeants préfèrent tout transformer en règlement de comptes généralisé. Les adversaires de Macky Sall ne sortent pas grandi de cette foire d’empoigne.
Le citoyen sénégalais, lui, contemple le spectacle désolant avec une ironie mélancolique. Il sait bien que dans cette pièce jouée par des clowns tristes, aujourd’hui au pouvoir, il n’y a ni héros ni visionnaires – seulement des égos en guerre et un pays qui mériterait bien mieux que ces enfantillages.