Le Sénégal, longtemps auréolé de sa stabilité démocratique, voit aujourd’hui s’éroder les principes essentiels de l’État de droit. La saisie récente par les avocats de cinq ex-ministres du régime Sall, auprès de deux instances onusiennes, illustre tragiquement un tournant inquiétant pour la justice sénégalaise.
Ces anciens ministres (Amadou Mansour Faye, Aïssatou Sophie Gladima, Moustapha Diop, Salimata Diop et Ismaïla Madior Fall) sont poursuivis pour détournement de fonds liés au Fonds anti-Covid. Trois d’entre eux sont incarcérés, tandis que les deux autres bénéficient d’un régime de liberté conditionnelle. Plutôt que de s’appuyer sur des procédures transparentes, la justice actuelle semble choisir la voie de la répression politique.
Le cœur du problème réside dans la Haute Cour de Justice (HCJ), instituée comme juge des ministres. Mais loin d’être un rempart indépendant, cette instance représente, selon leurs avocats, une « juridiction d’exception […] sans aucune garantie procédurale » : aucune instruction contradictoire, accès limité aux dossiers, et décisions non susceptibles de recours . Sa composition même pose question : à l’exception du président et du procureur, les juges sont uniquement des parlementaires élus sans formation juridique, tous marqués par l’implantation partisane . Somme toute, un tribunal politique qui sacrifie la justice au nom de l’idéologie.
Un cabinet français, épaulé par un collectif sénégalais, a donc saisi Margaret Satterthwaite, rapporteuse spéciale de l’ONU sur l’indépendance des juges, dénonçant « plusieurs violations graves de l’indépendance judiciaire et des garanties de procès équitables » . C’est une initiative rare mais poignante : exiger que justice soit rendue sur des bases objectives et non partisanes, dans une nation qui se voulait adjointe des droits.
Mais les poursuites ne s’arrêtent pas là. Le Groupe de travail de l’ONU sur la détention arbitraire a également été saisi concernant la privation de liberté de huit dignitaires de l’ancien régime, dont l’ancien chef de cabinet de Macky Sall, Moustapha Diakhaté, poursuivi pour « offense au chef de l’État » . L’avocat Antoine Vey n’y va pas par quatre chemins : il réclame le démantèlement de la HCJ, la libération immédiate des prévenus privés d’accès aux dossiers, ainsi qu’un contrôle judiciaire digne de ce nom.
Cette offensive judiciaire n’est pas isolée : depuis l’élection du président Bassirou Diomaye Faye et du Premier ministre Sonko en mars 2024, la « reddition de comptes » a gagné en intensité. Au point que l’on s’interroge sur la frontière ténue entre justice et vendetta politique . Sous couvert de lutte contre la corruption, ce que l’on observe est une mascarade procédurale où l’indépendance judiciaire est délibérément piétinée, pour anéantir les relais de l’ancien régime.
Ce n’est pas la première fois que l’ONU intervient sur la question des détentions arbitraires au Sénégal. De précédents cas, comme ceux de Karim Wade (dont la détention fut qualifiée d’arbitraire par un organe onusien) montrent que la justice politique est devenue une habitude récurrente. Et chaque fois, ce sont les institutions de principes qui trinquent.
Aujourd’hui, se joue un bras de fer dramatique. Les avocats menacent de rendre public cette injustice, de battre le rappel des ONG et des bailleurs de fonds. Car l’enjeu dépasse les personnes : c’est l’âme même du Sénégal démocratique qui est en jeu. Ce pays, jadis phare de la démocratie africaine, glisse vers un régime judiciaire qu’on qualifiera d’autoritaire. Un État qui ne respecte plus les fondamentaux : impartialité, transparence, droit à la défense et appel effectif.
Les nouvelles autorités sénégalaises, qui prétendent rendre des comptes, devraient emprunter la voie de la réforme et de l’apaisement – non celle de la répression. Réformer la HCJ, ouvrir les dossiers, garantir des procès publics et équitables, et offrir la possibilité de recours : voilà les mesures qui redonneraient crédibilité et confiance à la justice.
En persistant, ils abandonnent le contrat moral liant le gouvernement aux citoyens : celui d’un État de droit, non politisé. En désignant les anciens ministres comme seuls coupables des dérives passées, sans respecter leur droit à un procès équitable, ils compromettent la cohésion sociale et décrédibilisent la justice.
À l’ONU de trancher ; à Dakar de se ressaisir. L’avenir de la démocratie sénégalaise est suspendu à cette bataille, où plus qu’un procès, c’est l’équité même qui est jugée.