Pendant que des familles sénégalaises dorment les pieds dans l’eau, le Premier ministre Ousmane Sonko a choisi le tapis rouge de Milan. Le symbole est cruel. Au cœur de l’hivernage, alors que l’Office national de l’assainissement multiplie les opérations d’urgence et que des quartiers de Dakar et de l’intérieur du pays évacuent tant bien que mal eaux et ordures, le chef du gouvernement s’offre une tournée européenne à grand renfort d’images de foule et de tribunes conquises. Le contraste est saisissant : misère à Dakar, faste à Milan.
Dans les quartiers populaires, l’actualité ne relève pas du storytelling mais de la survie. Les fortes pluies d’août et de septembre ont frappé Touba, Thiaroye, Cambérène, Parcelles Assainies, Ngor ou Pikine ; on y improvise des digues de fortune, on y pompe au seau, on y jette les meubles gorgés d’eau sur le trottoir. L’insalubrité gagne quand les déchets s’amoncellent et que l’évacuation des eaux stagne. Ici, l’État se mesure moins à sa rhétorique qu’à la rapidité de ses pompes et à la transparence de ses plans d’intervention.
Au même moment, la jeunesse sénégalaise continue de prendre la mer. Le 16 septembre, une pirogue transportant plus d’une centaine de personnes a échoué au large de Dakar, nouvel épisode d’une route atlantique redevenue l’une des plus meurtrières. « Ils préfèrent risquer l’océan que mourir socialement », disent souvent les mères dans les concessions. Cette phrase n’est pas une hyperbole : elle dit le désespoir d’un pays où, au premier trimestre 2025, le chômage élargi dépasse 21 % et où l’inflation, repartie à la hausse cet été, rogne les paniers des ménages. Plutôt que de proposer une alternative tangible à l’exil clandestin (formations courtes, emplois de proximité, filet social ciblé, microcrédit productif), le pouvoir a préféré la scène et les shows politiques à l’étranger.
La mise en scène italienne, justement, interroge les priorités d’un exécutif qui revendiquait la « rupture ». À Milan et Monza, le Premier ministre est apparu, protocole à l’avenant, micro en main, devant une diaspora galvanisée. Il y a martelé un message : le lancement imminent d’« obligations de la diaspora » pour financer le Plan de redressement économique et social (PRES), chiffré à 5 667 milliards de F CFA sur trois ans. Rien, sur le principe, ne discrédite un instrument qui existe ailleurs. Mais la question n’est pas celle du droit d’innover ; elle est celle du moment et de la méthode. Le pays avait-il plus urgemment besoin d’un meeting à l’étranger que d’un plan d’urgence anti-inondations assorti d’objectifs, de délais, et d’un tableau de bord public ?
S’ajoute une question de fond : la cohérence budgétaire. L’État découvre, semaine après semaine, l’ampleur d’une dette réévaluée et d’un déficit plus large que prévu. Dans ce contexte de rigueur, la démonstration de force partisane ressemble à une provocation. Combien a coûté ce déplacement aux frais du contribuable ? Qui a payé la logistique, les locations de salles, les mobilisations de militants venus de toute l’Europe ? Et surtout : le Premier ministre agissait-il en chef de gouvernement ou en chef de parti ? La République ne se gouverne pas au flou artistique. Si l’on sollicite l’épargne des Sénégalais, au pays comme à l’étranger, alors la contrepartie s’appelle vérité des comptes, audits indépendants et publication systématique des dépenses de mission (transport, hébergement, per diem, com’). « Nous comptons sur vous, la diaspora », a lancé Ousmane Sonko à Milan. Le « nous » a des obligations : d’abord compter sur l’exemplarité.
Car la « rupture » promise ne peut être la continuité des travers d’hier : abus de moyens publics, culte de la personnalité, déplacements à faible rendement économique, confusion entre État et parti. La sobriété républicaine ne se proclame pas ; elle s’administre. Des gestes simples le prouveraient : un décret fixant une charte de déplacements officiels (taille des délégations, plafonds de dépenses, justification économique), la séparation stricte entre agendas d’État et agendas politiques, la publication mensuelle des coûts de missions à l’étranger, et une règle d’or : chaque voyage doit avoir un livrable vérifiable (contrat signé, financement bouclé, projet accéléré).
Sur le fond, l’heure n’est plus aux tribunes mais aux actes. Première urgence : un plan anti-inondations à impacts rapides : cartographier les points noirs, déployer des unités mobiles de pompage, curer systématiquement les canaux, renforcer la collecte des déchets, reloger temporairement les familles les plus exposées, avec un reporting hebdomadaire public. Deuxième urgence : une réponse crédible à l’exode des jeunes ; un paquet « emplois de proximité » (assainissement, voirie, entretien des écoles), couplé à des formations courtes débouchant sur des contrats, vaudra toujours mieux qu’un slogan. Troisième urgence : la transparence budgétaire ; si l’exécutif demande des sacrifices, il doit ouvrir les livres, ligne par ligne.
Au Sénégal, la politique n’est pas un spectacle ; c’est un contrat moral. Le pouvoir actuel a construit son ascension sur une promesse de probité et de remise à plat. Qu’il l’honore maintenant, à la hauteur des espérances qu’il a fait naître. Les Sénégalais n’attendent pas des meetings à l’étranger : ils attendent que l’eau quitte leurs maisons, que les ordures disparaissent de leurs rues, que leurs enfants trouvent un avenir ailleurs qu’au fond d’une pirogue. La priorité n’est pas la scène ; c’est la nation.