L’accession au pouvoir du parti Pastef en avril 2024 a marqué un tournant dans la gouvernance sénégalaise, avec l’émergence d’un phénomène inédit : la prise de décision politique sous la pression constante des réseaux sociaux. Ce nouveau mode de gouvernance, où chaque nomination ou décision est soumise au tribunal impitoyable des militants connectés, redéfinit les rapports entre pouvoir et citoyens, avec des conséquences tant positives que préoccupantes pour la démocratie sénégalaise.

L’exemple le plus frappant de cette nouvelle dynamique est la nomination avortée de Samba Ndiaye, ancien Directeur Général des Grands Trains du Sénégal (GTS), comme Président du Conseil d’administration de la Société Nationale des Habitations à Loyer Modéré (SN-HLM). Dès l’annonce de sa nomination, une tempête s’est levée sur les réseaux sociaux, orchestrée par des militants de Pastef qui y voyaient un exemple de « transhumance politique » – cette pratique consistant à recycler des figures de l’ancien régime .

En moins de 24 heures, une pétition en ligne exigeant son retrait a recueilli près de 24 000 signatures, un chiffre record qui témoigne de la puissance de mobilisation des réseaux. Des figures emblématiques du parti comme Guy Marius Sagna, Abass Fall et Wally Diouf Bodian ont rapidement rejoint le mouvement de protestation . Le résultat fut sans appel : Samba Ndiaye n’a jamais pu prendre ses fonctions, victime d’une véritable exécution médiatique numérique.

Un autre cas révélateur est celui d’un Sénégalais nommé au Conseil de l’Ordre Universitaire des Docteurs (COUD), contraint à la démission après une campagne virulente sur les plateformes sociales. Les militants digitaux de Pastef, se présentant comme gardiens de l’éthique révolutionnaire, ont fouillé son passé pour y déceler des liens supposés avec l’ancien régime de Macky Sall. Là encore, la pression en ligne a eu raison de la nomination officielle.

Ce phénomène s’est répété avec la nomination de la sociologue Aoua Bocar Ly Tall au Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA). Les militants ont immédiatement ressorti d’anciennes publications qu’elle aurait partagées, l’accusant d’avoir tenu des propos « ethnicistes » et anti-Pastef sous le précédent gouvernement. Landing Diémé, un militant influent, a déclaré sur les réseaux : « Parfois, on a l’impression qu’il y a des personnes au sommet de l’État qui œuvrent pour l’échec du projet ou qui cherchent à contrarier les Patriotes » . Bien que ces publications aient été supprimées et ne soient plus vérifiables, l’onde de choc numérique a suffi à jeter un discrédit durable sur cette nomination.

Les médias traditionnels n’échappent pas à cette surveillance militante digitale. L’émission Jakarlo diffusée sur TFM en a fait les frais lorsqu’une polémique surgie sur les réseaux sociaux a conduit le CNRA à publier un communiqué mettant en demeure la chaîne. Cette réaction rapide de l’organe de régulation, perçue comme cédant à la pression numérique, soulève des questions sur l’indépendance des institutions face aux campagnes virulentes en ligne .

Cette situation reflète une tendance plus large où chaque contenu médiatique est instantanément scruté, décortiqué et souvent dénoncé par des armées de militants connectés, forçant les autorités à réagir dans l’urgence pour calmer les esprits. Un paradoxe dans un pays où le nouveau pouvoir avait promis plus de liberté médiatique après les restrictions imposées sous Macky Sall .

Plus inquiétant encore est l’influence croissante des réseaux sociaux sur le système judiciaire. Des affaires sensibles font désormais l’objet de campagnes massives en ligne visant à orienter les décisions de justice. Les militants digitaux, s’érigeant en procureurs populaires, mènent des enquêtes parallèles, diffusent des éléments à charge ou à décharge, et créent un climat de pression autour des procédures en cours.

Cette justice parallèle, bien qu’elle parte parfois d’une intention louable de transparence, menace les principes fondamentaux de présomption d’innocence et d’indépendance de la justice. Elle s’inscrit dans un contexte où le nouveau gouvernement avait pourtant promis de renforcer l’État de droit après les dérives du régime précédent .

La tension atteint son paroxysme avec les suspicions croissantes des militants envers le président Bassirou Diomaye Faye lui-même. Sur les réseaux sociaux, une frange radicale du parti Pastef laisse entendre que le président pourrait « trahir » le Premier ministre Ousmane Sonko, son mentor politique. Bien que ces accusations soient voilées, elles créent un climat de défiance au plus haut niveau de l’État .

Cette situation illustre le paradoxe du nouveau pouvoir : élu grâce à une mobilisation massive sur les réseaux sociaux, il se trouve maintenant prisonnier de cette même dynamique. Les militants digitaux, qui ont joué un rôle crucial dans la victoire électorale, se considèrent comme les gardiens de la pureté révolutionnaire et n’hésitent pas à s’ériger en contre-pouvoir permanent .

Ce gouvernement par les réseaux sociaux présente un visage double.

Ce phénomène risque de dériver vers une tyrannie de la minorité active – ces militants les plus radicaux et les plus vocaux qui imposent leur agenda à l’ensemble de la société. Comme le note un observateur : « On abuse des RS comme on veut jusqu’à prendre le pouvoir pour ensuite les réguler » . Cette remarque souligne le paradoxe d’un pouvoir arrivé grâce aux réseaux sociaux mais qui pourrait finir par en devenir la victime.

Le gouvernement semble d’ailleurs conscient de ce danger, comme en témoigne l’annonce récente d’un projet de loi pour réguler les réseaux sociaux. Mouhamadou Seck, directeur de cabinet du ministre de la Communication et du Numérique, a déclaré : « Le ministère travaille sur une loi visant à réguler les médias, y compris les réseaux sociaux » . Une initiative qui vise peut-être à reprendre le contrôle d’une arme à double tranchant.

Le Sénégal vit ainsi une période de transition délicate, où les anciens canaux de la démocratie représentative sont bousculés par les nouvelles formes de participation digitale. Cette dynamique comporte aussi le risque d’une gouvernance par l’émotion et l’instant, au détriment de la réflexion et de la sérénité nécessaires à la prise de décision politique.