Le 21 août 2025, la Haute Cour militaire a blanchi François Beya, après plus de trois ans de procédure. La juridiction l’a acquitté « de toutes les infractions » qui lui étaient reprochées ; le ministère public, qui n’invoquait plus que des réquisitions modestes au regard de l’âge et de la santé du prévenu, a été désavoué. Le verdict consacre une évidence : l’accusation n’a pas convaincu. Il clôt un feuilleton dont l’effet principal aura été d’affaiblir l’appareil sécuritaire au moment où la RDC affrontait des périls majeurs. L’acquittement ne répare pas le temps perdu, mais il rétablit l’honneur d’un professionnel demeuré, jusqu’au bout, maître de sa réserve.
Surnommé « Fantomas » pour sa discrétion et son efficacité, François Beya a façonné, pendant quatre décennies, l’architecture du renseignement congolais. De l’ANR au sommet de la Direction générale de migration (2001-2019), puis comme conseiller spécial à la sécurité de Félix Tshisekedi dès 2019, il a servi, sans bruit, sous Mobutu Sese Seko, Laurent-Désiré Kabila, Joseph Kabila et enfin Tshisekedi. « Un véritable commis de l’État, effacé, cartésien et professionnel », confiait un ancien de l’ANR, rappelant un style fait d’ascèse et de loyauté plus que de roulements de tambour. Cette constance explique pourquoi, dans les cercles informés, le départ forcé de Beya a été vécu comme une rupture d’équilibre plutôt que comme une simple alternance d’hommes.
Car Beya, originaire du Kasaï, n’était pas seulement un « maître-espion ». Il fut un artisan de stabilité, un médiateur capable de parler à tous. En 2019, il devient la charnière entre services concurrents, mais aussi entre héritages politiques longtemps irréconciliables ; à Kinshasa, beaucoup lui reconnaissent d’avoir fluidifié le dialogue entre l’ancien président Kabila et son successeur. Dans la région, il a aussi conduit des démarches sensibles : des documents officiels le désignaient chef de délégation congolaise dans des discussions sécuritaires avec Kigali, signe d’une confiance rare accordée à sa capacité de « déminer » des face-à-face à haut risque.
Son rôle s’est également joué à l’international. Dès 2021, la présidence cherche à structurer une relation nouvelle avec les Émirats arabes unis, à la fois commerciale et sécuritaire. Les négociations minières qui aboutiront, fin 2022 puis en 2023, aux accords emblématiques autour de Primera (or et « 3T ») s’amorcent par des canaux où l’on retrouve des proches du conseiller spécial : « un proche de François Beya […] fut chargé de renouer le contact avec les EAU », notent des travaux de référence. Suivront un partenariat sur l’or artisanal et un accord de 1,9 milliard de dollars pour développer des mines dans l’Est, matérialisant un rapprochement que Beya avait contribué à rendre possible, sinon visible.
Tout l’inverse s’est produit après sa mise à l’écart. Arrêté en février 2022 dans des circonstances dites « spectaculaires », transféré à la prison de Makala, puis placé en liberté provisoire pour raisons médicales avant de partir se soigner en France à l’été 2022, Beya a laissé un vide que des rivalités de clans n’ont pas su combler. Les mois qui ont suivi ont vu se multiplier les doublons, la méfiance et les querelles de préséance ; dans l’Est, la cacophonie institutionnelle a compliqué la conduite des opérations et l’interface avec des partenaires régionaux déjà échaudés. Plusieurs analyses ont parlé d’une « guerre de palais » autour du poste de conseiller à la sécurité, révélant des luttes de réseaux plus que des désaccords doctrinaux.
C’est ici que la responsabilité de Félix Tshisekedi doit être examinée sans dureté inutile, mais sans indulgence. Le chef de l’État n’a pas su démêler le vrai du faux dans un dossier pourtant central pour la cohésion de l’appareil sécuritaire. En cédant aux rumeurs et aux rivalités internes, il s’est privé des compétences rares d’un praticien aguerri, capable de traduire des signaux faibles en décisions utiles. Le prix payé s’est mesuré en cohérence perdue, en messages brouillés envoyés aux partenaires de la région, et en opportunités différées sur des dossiers aussi sensibles que la normalisation avec des voisins turbulents ou la sécurisation de filières minières sous haute tension.
L’arrêt de la Haute Cour militaire offre une double opportunité. D’abord, rendre justice à un homme injustement exposé ; ensuite, corriger les procédures qui ont permis l’emballement. Il est impératif de sanctuariser la chaîne d’évaluation des informations sensibles : traçabilité des imputations, contrôle contradictoire, délais de vérification, et séparation stricte entre querelles de réseaux et appréciation du risque. Il faut, surtout, reconstituer une culture de coordination au sein du Conseil national de sécurité, où la circulation d’information prime sur la culture du soupçon. Ces garde-fous n’affaiblissent pas l’exécutif ; ils le protègent contre ses propres angles morts. (À cet égard, l’épisode Beya devrait devenir un cas d’école.)
On objectera que nul n’est indispensable. C’est vrai. Mais certains, par l’épaisseur de leur pratique, rendent les erreurs des autres moins coûteuses. François Beya était de ceux-là. Son acquittement n’effacera ni l’humiliation ni la mise à l’écart d’un serviteur de l’État. Il peut, en revanche, servir de balise : rappeler qu’un État solide se construit sur des institutions, des procédures éprouvées et des femmes et des hommes d’expérience auxquels on accorde, jusqu’à preuve du contraire, la présomption de loyauté. À Kinshasa comme à l’étranger, nombreux sont ceux qui savent ce que la RDC a perdu en 2022 ; le jugement du 21 août 2025 offre la chance de ne pas perdre, en plus, la leçon qu’il contient.