
Ou comment un président qui tend la main à ses ennemis extérieurs peut-il refuser d’écouter ses adversaires internes ?
Geste rare : Félix Tshisekedi dit tendre la main à Paul Kagame. Le symbole est fort, la promesse séduisante. Mais au Congo, une autre scène se joue : celle d’une société civile qui, poliment mais fermement, renvoie le chef de l’État à l’essentiel : sans décrispation politique interne, aucune paix extérieure ne sera durable. C’est le cœur de la lettre ouverte des doyens de la Société civile du Sud-Kivu, qui exhorte le président à convoquer un dialogue national inclusif et crédible.
Le document ne parle pas seulement au chef de l’État. Il parle de l’État, de sa respiration démocratique, de sa capacité à se réformer sans s’effondrer. Le destinataire officiel est Félix-Antoine Tshisekedi, mais la lettre est aussi adressée, pour information, à un large aréopage international, signe d’une volonté d’inscrire le débat congolais dans un cadre de responsabilité partagée. Son objet tient en une formule limpide : l’urgence du dialogue national.
L’argument initial est imparable. Les auteurs saluent la main tendue à Kigali mais rappellent que la paix des frontières commence par la paix des institutions : « aucune paix extérieure ne sera durable sans la décrispation politique en interne ». Ils demandent donc un geste miroir : ouvrir, à Kinshasa, un processus de dialogue qui rassemble « toutes les forces vives » et donne à l’État des bases politiques stables pour affronter les menaces extérieures.
Pour sortir la discussion des procès d’intention, la lettre propose deux lignes rouges simples et puissantes. Première garantie : le président achève son mandat en 2028, point. Deuxième garantie : pas de changement constitutionnel ni de « glissement » pour se maintenir au-delà du second et dernier mandat. Sur cette base, tout le reste devient négociable : recomposer une CENI réellement représentative, et constituer une équipe gouvernementale inclusive chargée d’exécuter les résolutions du forum. Voilà un cadre de confiance qui désamorce à la fois la peur du coup de force et celle de la revanche.
Le texte pose ensuite une exigence de méthode : inviter au dialogue tous les adversaires politiques, non pour légitimer la violence, mais parce qu’« on ne fait la paix qu’avec son ennemi ». L’invocation n’est pas gratuite : c’est la leçon mandélienne que les signataires revendiquent comme boussole.
Cette référence sert de pont vers la question décisive : que veut laisser Félix Tshisekedi à l’histoire ? Les doyens rappellent la maxime d’André Mbata « il y a une vie après la présidence » et en tirent une conclusion politique : il est temps d’organiser l’héritage de 2028, plutôt que de tenter le destin.
Vient alors la charge la plus dérangeante. « Le Président Kagame ne peut être indéfiniment brandi comme un épouvantail pour masquer les insuffisances de votre gouvernance. » De Mobutu à Kabila, et jusqu’à aujourd’hui, affirment les signataires, c’est d’abord la mauvaise gouvernance qui a creusé les faiblesses structurelles de la RDC. Autrement dit : l’ennemi extérieur n’est qu’un épiphénomène tant que l’État ne se réforme pas de l’intérieur.
La citation de Gandhi « la voix de la vérité et de l’amour a toujours triomphé » vient sceller cette inversion du regard : c’est la rectitude politique, non l’escalade rhétorique, qui protège la Nation.
La lettre ne ménage pourtant pas sa bienveillance. Elle reconnaît au président le « mérite » d’avoir ouvert une fenêtre de désescalade externe et l’exhorte à faire de même à l’intérieur : « le temps est venu d’initier aussi une démarche similaire vers toute l’opposition et les forces vives de notre pays ». Mieux, les signataires se disent prêts à offrir leurs bons offices au titre d’une « diplomatie citoyenne ». Le ton est ferme mais tendu vers une solution, pas vers la rupture.
Le message d’alarme, lui, est clair : « Il n’est plus possible de continuer à ignorer les revendications de notre peuple. Il y a urgence à agir. Le statu quo risque d’être une option fatale », préviennent-ils, redoutant des « forces souterraines centrifuges ». La politique n’est pas un théâtre sans conséquence ; elle a une gravité. L’idée même de « fossoyeur de la Nation » n’est pas un anathème, c’est une mise en garde républicaine.
Dans ce cadre, l’ouverture internationale du chef de l’État n’a de sens que si elle s’articule à une ouverture interne. Le test de cohérence est là : si l’on peut parler avec Kigali, pourquoi ne pas écouter Goma, Beni, Bukavu, Kinshasa ? Si l’on peut reconnaître à l’ennemi extérieur une place à la table, pourquoi refuser à l’adversaire interne la légitimité du débat ? Les doyens esquissent une réponse institutionnelle, garanties sur les mandats, CENI refondée, gouvernement de suivi , qui pourrait stabiliser le jeu politique et réduire la tentation de la force.
Il faut enfin relever la capacité d’encadrement civique que révèle ce texte : datée de Bukavu, la lettre porte la signature de dix figures de la société civile, dont la présidente Nene Bintu Iragi. Ce n’est ni un pamphlet ni un tract : c’est une proposition politique, argumentée, adossée à une éthique de la responsabilité, et adressée à la fois au pouvoir et à ses pairs, au pays et au monde.
Au fond, l’alternative posée au président Tshisekedi est simple. Continuer d’invoquer l’ennemi extérieur pour différer l’examen intérieur ou transformer l’ouverture diplomatique en ouverture démocratique, et convertir un geste symbole en réforme structurelle. Le dialogue national que propose la société civile n’est pas une reddition : c’est un pari sur la maturité du pouvoir et sur l’intelligence du pays. S’il est mené avec des garanties claires et un calendrier crédible, il peut devenir l’acte politique qui manquait à cette présidence pour faire rimer paix, souveraineté et confiance.