Au Cameroun, la revendication de victoire d’Issa Tchiroma Bakary, annoncée quelques heures après la fermeture des bureaux de vote, a la force d’un séisme politique. Depuis Garoua, son fief du Nord, l’ancien ministre devenu chef de file de l’opposition a affirmé disposer d’un décompte consolidé par région attestant d’une « victoire écrasante ». Dans un pays où la présidence n’a pas changé de mains depuis 1982, cette proclamation n’est pas une fanfaronnade : elle s’inscrit dans une stratégie de transparence qui met au défi l’architecture institutionnelle patiemment bâtie par le régime Biya.

« Notre victoire est claire. Elle doit être respectée », martèle Tchiroma, appelant le pouvoir à « accepter la vérité des urnes ». La phrase fait écho à une autre, devenue leitmotiv parmi ses partisans : qu’il est plus facile de trouver en se baissant que de trouver un bureau de vote ou Paul Biya arrive en tête. Au-delà de la formule, l’argument central est méthodique : s’appuyer sur les résultats affichés devant chaque bureau, tels que le prévoit l’article 113 du code électoral, pour agréger des tendances régionales robustes et vérifiables. Autrement dit, opposer des preuves publiques au soupçon d’opacité.

Le pouvoir, lui, sonne la contre-charge. Le ministère de l’Administration territoriale a rappelé la « ligne rouge » : seule la Cour constitutionnelle peut proclamer les résultats nationaux, après centralisation par Elections Cameroon (Elecam). L’argument de la légalité n’est pas contestable ; mais il ne suffit plus à dissiper la méfiance née d’un demi-siècle de verticalité. Tchiroma s’y est préparé : son engagement à publier un rapport exhaustif des résultats par région, adossé aux procès-verbaux affichés, crée un contre-pouvoir de fait, invitant les électeurs à vérifier, bureau par bureau, la concordance des chiffres.

Pourquoi donner crédit à sa proclamation ? D’abord, parce qu’elle s’appuie sur un mécanisme d’« audit citoyen » des résultats, déjà utilisé ailleurs en Afrique : photographier, collecter, puis agréger les tableaux affichés localement. Ensuite, parce que cette méthode a une vertu cardinale : elle renverse la charge de la preuve. Au lieu d’un récit invérifiable, elle produit des éléments que chacun peut confronter à sa propre expérience de votant. Dans les régions septentrionales, où l’implantation de Tchiroma est ancienne, et dans plusieurs centres urbains où l’usure du pouvoir a nourri l’appétit d’alternance, les premiers relevés compilés par son camp décrivent une dynamique cohérente avec l’onde de choc observée pendant la campagne.

Le contexte renforce cette lecture. Figure longtemps associée au pouvoir, Tchiroma a rompu avec la majorité en juin, quittant le confort ministériel pour fédérer une coalition hétéroclite d’oppositions et de mouvements civiques. Sa proposition d’un mandat de transition — gouvernement d’union, révision du code électoral, refondation des institutions — a parlé à une génération impatiente de règles du jeu claires. « Le peuple a choisi », a-t-il lancé dans sa vidéo, invitant le président sortant à reconnaître le verdict des urnes. La rupture n’est pas seulement programmatique : elle est stylistique. Là où le régime a souvent opposé la procédure au réel, Tchiroma y oppose la preuve publique.

Reste l’attente institutionnelle. Elecam doit centraliser et publier les résultats, ensuite validés par le Conseil constitutionnel, d’ici la fin du délai légal. Ce temps peut être utile s’il permet d’instruire sereinement les recours et d’écarter les irrégularités documentées. Mais il peut aussi devenir périlleux s’il se confond avec une stratégie dilatoire. L’histoire récente a laissé des cicatrices : en 2018, une proclamation de victoire par l’opposition avait été suivie d’arrestations et d’un raidissement sécuritaire. Pour éviter que le pays ne revive ce scénario, deux garanties paraissent indispensables : la publication au fil de l’eau des résultats par circonscription, et la protection des témoins, observateurs et compilateurs de données qui font vivre la transparence.

Sur le fond, l’enjeu dépasse la seule alternance. Il s’agit de restaurer la confiance d’une société jeune, multiculturelle et travailleuse, dans un État éprouvé par la crise anglophone, la corruption et les inégalités régionales. Un chef légitime demain ne le sera pas seulement parce qu’il aura été proclamé ; il le sera parce que sa victoire aura été vue, comprise et acceptée. De ce point de vue, la démarche de Tchiroma — défiée par le ministère mais ancrée dans la publicité des résultats — a déjà déplacé la norme. Elle impose au pouvoir la seule riposte possible dans une démocratie : opposer des chiffres sourcés à des chiffres sourcés.

Au vu des premiers résultats dépouillés et affichés dans les bureaux de vote (selon un camerounais pourtant proche de Paul Biya, il semble plus facile de trouver un lingot d’or dans la rue que de trouver un bureau de vote où Biya serait en tête !)  la thèse d’Issa Tchiroma Bakary tient. Elle n’abolit pas le rôle du juge électoral, mais elle rend politiquement coûteuse toute dissonance entre les procès-verbaux et l’agrégat national. Si les institutions veulent prouver qu’elles n’ont rien à cacher, qu’elles commencent par faire ce que l’opposition promet : publier, exhaustivement, rapidement, lisiblement. Alors, pour la première fois depuis quatre décennies, le Cameroun pourrait refermer une élection non par la défiance, mais par l’évidence partagée.