Il y a un an, l’élection surprise de Bassirou Diomaye Faye à la présidence du Sénégal – flanqué du tribun de l’opposition Ousmane Sonko comme Premier ministre – faisait naître un immense espoir de changement. Le duo Faye-Sonko promettait une rupture radicale avec douze années de régime Macky Sall : baisse du coût de la vie, lutte acharnée contre la corruption, gouvernance exemplaire, « souveraineté » retrouvée vis-à-vis des puissances étrangères… Un an plus tard, le rêve d’une nouvelle ère s’est mué en désillusion. Pour une large partie de la population sénégalaise, ces douze premiers mois de pouvoir n’ont apporté que promesses trahies, déception et colère. Le bilan est si sévère que beaucoup estiment avoir été trompés par ceux qu’ils avaient portés au sommet de l’État.

Promesses économiques envolées et vie chère persistante

Première amère constatation : le quotidien des Sénégalais ne s’est pas amélioré – loin de là. L’équipe Sonko-Faye s’était engagée à soulager la vie chère qui accable le pays. Certes, dès juin 2024, le nouveau gouvernement a annoncé en fanfare la baisse de quelques produits de base (sucre, riz, huile, pain). Mais ces mesures ponctuelles ont eu l’effet d’un cautère sur une jambe de bois. L’inflation sur les denrées alimentaires et l’énergie reste élevée, et aucun plan d’envergure n’a endigué la flambée des prix. Les ménages modestes peinent toujours autant à boucler leurs fins de mois, tandis que le chômage des jeunes demeure endémique, flirtant avec des sommets. « Après un an, le rêve d’espoir et de changement s’effrite. On ne peut désigner la moindre réalisation concrète dans aucun secteur », assène un responsable de l’opposition, qui qualifie cette première année de « année blanche » sans progrès tangible.

Sur le front social, la grogne monte. Les étudiants, qui étaient descendus dans la rue pour soutenir Sonko et Faye lors de leur emprisonnement l’an dernier, ont dû à nouveau manifester – cette fois pour réclamer le versement de leurs bourses d’étude, payées avec des mois de retard. « Il a fallu une longue grève des étudiants pour que l’État daigne se bouger », fulmine un observateur, rappelant qu’une génération qui s’était mobilisée pour le duo au pouvoir se sent aujourd’hui trahie. De même, les syndicats multiplient les avertissements. En février 2025, l’ensemble des centrales syndicales a menacé d’une grève générale si le gouvernement ne répondait pas aux revendications urgentes sur les salaires et l’emploi. « Si le gouvernement ne nous écoute pas et ne satisfait pas nos doléances, nous irons en grève générale », a averti Elimane Diouf, secrétaire général d’une confédération syndicale, devant des milliers de travailleurs en colère. La période de grâce est bel et bien terminée : enseignants, médecins, magistrats – tous expriment leur impatience et pointent l’absence des « fruits » promis par le régime Pastef au pouvoir. Le climat social est d’autant plus tendu que les caisses de l’État sont presque vides : le Sénégal affronte une grave crise des finances publiques, avec une dette dépassant 70 % du PIB et des dépenses sociales en suspens. « Malheureusement, force est de constater que les promesses ne sont que des illusions », résume amèrement un analyste, tandis que nombre de Sénégalais voient s’éloigner le mieux-être annoncé.

Gouvernance brouillonne et dérive autoritaire

Le contraste est frappant entre le discours de vertu proclamé par Faye et Sonko et la pratique du pouvoir qu’ils en font. Le duo exécutif s’était posé en champions d’une gouvernance intègre, transparente et participative ; la réalité qui s’est installée en un an est tout autre. Le pouvoir Sonko-Faye s’est révélé brouillon, centralisé et volontiers autoritaire. L’Assemblée nationale, dominée par l’ancienne majorité lors des premiers mois, a été contournée et défiée : Ousmane Sonko a refusé de s’y présenter pour exposer son programme, provoquant un blocage institutionnel inédit. Quand finalement le Parlement a été dissous puis reconquis par le parti au pouvoir, c’est pour servir de chambre d’enregistrement à des initiatives opaques – à l’image d’une loi d’amnistie « interprétative » controversée, par laquelle la nouvelle majorité semble vouloir protéger ses alliés de poursuites, au mépris de ses promesses de justice exemplaire. Surtout, le duopole Faye-Sonko paraît dysfonctionnel. Qui gouverne réellement le Sénégal ? Beaucoup s’interrogent. Le président Bassirou Diomaye Faye, personnalité discrète et novice en politique, donne l’image d’un chef d’État en retrait, éclipsé par la stature de son Premier ministre. Sonko, figure charismatique et clivante, semble concentrer les rênes du pouvoir entre ses mains. « Le Premier ministre centralise tout et c’est dangereux », alerte Sory Kaba, ancien haut fonctionnaire, en dénonçant l’omniprésence de Sonko dans toutes les décisions gouvernementales. Budgets, marchés publics, nominations : rien n’échappe au contrôle de ce dernier, réduisant les ministres au rôle d’exécutants. Cette hyper-centralisation inquiète jusque dans les rangs des soutiens du régime, tant elle rappelle les dérives d’un homme providentiel qui confond ses propres volontés avec l’intérêt général. « Tout semble être sous le joug du leader de Pastef », note avec cynisme un éditorialiste, qui s’interroge: « Qui de Faye ou Sonko est le président élu par les Sénégalais ? ».

En parallèle, les pratiques autrefois reprochées à l’ancien régime ont resurgi, parfois accentuées. Le clientélisme politique est manifeste : la moitié des 25 ministres nommés sont des fidèles du parti Pastef ou des proches, malgré les promesses d’ouverture et de méritocratie. La parité et l’inclusion, elles, sont passées à la trappe – à peine une poignée de femmes aux postes de responsabilité sur des centaines de nominations, un record de déséquilibre qui a douché les espoirs d’une gouvernance plus représentative. Surtout, la méthode Sonko-Faye s’illustre par une intolérance grandissante à la critique. Opposants et voix dissidentes font les frais d’un net durcissement : arrestations arbitraires, interdictions de sortie du territoire, limogeages expéditifs dans l’administration touchant des fonctionnaires supposés pro-Sall… Les témoignages abondent d’une répression politique qui s’installe. « Démocratie en danger » préviennent les défenseurs des droits civiques, qui accusent le pouvoir de transformer peu à peu le Sénégal en dictature. Un collectif citoyen dénonce la « manipulation du système judiciaire pour fabriquer de faux coupables » et le maintien de l’appareil d’État sous une tutelle partisane. Les libertés publiques sont en recul : en août dernier, les principaux médias privés du pays ont observé une journée de blackout pour protester contre les saisies de matériel et gels de comptes bancaires orchestrés par le fisc – une mesure perçue comme une vengeance du pouvoir envers la presse critique. Journalistes, activistes, simples citoyens critiques sur les réseaux sociaux : tous disent sentir passer un vent mauvais de censure et de menace. Ironie de l’histoire, ceux-là mêmes qui dénonçaient la « dérive autoritaire » de Macky Sall semblent aujourd’hui en reproduire les excès, voire les amplifier. « Le peuple souffre, et c’est cette souffrance qui nourrit le slogan populaire “Moss Dem” sur les réseaux », observe amèrement Fatou Thiam, figure de la société civile, pour qui le régime actuel « a sapé les acquis démocratiques et économiques du pays ». En wolof de la rue, « Moss dem » exprime la désillusion : l’impression d’avoir été floué une nouvelle fois par des dirigeants qui promettaient monts et merveilles.

Politique étrangère : entre bravades souverainistes et volte-face

À l’international aussi, les actes du tandem Faye-Sonko contredisent souvent ses paroles. Durant la campagne, Ousmane Sonko fustigeait l’« ordre néocolonial » et promettait de rompre avec les puissances tutrices : sortie annoncée du franc CFA, remise à plat des accords avec la France, exigence d’un partenariat « gagnant-gagnant » avec les investisseurs étrangers… Une fois aux affaires, ce discours souverainiste s’est vite heurté au réel. Dès le mois de mai 2024, le tout nouveau président Faye effectuait son premier voyage hors d’Afrique à l’Élysée, pour rencontrer Emmanuel Macron – une visite symbolique qui a déçu plus d’un partisan, tant elle jurait avec la rhétorique anti-Françafrique martelée plus tôt. Aucune démarche concrète n’a été entreprise pour quitter la zone CFA, pourtant conspuée comme un carcan monétaire durant la campagne. De même, les relations économiques avec les partenaires étrangers n’ont guère changé : en juin, le gouvernement a laissé le chantier pétrolier offshore démarrer sous l’égide d’un consortium étranger selon les termes négociés avant son arrivée, loin de la renégociation tambourinée dans les meetings. « Une fois au pouvoir, on voit les choses avec plus de complexité », excuse un universitaire pro-gouvernement, cherchant à justifier ces volte-face idéologiques. Reste que cette realpolitik subite a le goût amer du reniement pour ceux qui y croyaient : le grand tournant panafricaniste annoncé se fait toujours attendre.

Certes, le président Faye a tenté de se forger une stature internationale en s’impliquant sur les dossiers régionaux brûlants. Dakar s’est porté volontaire pour jouer les médiateurs entre la CEDEAO et les juntes militaires du Mali, Burkina Faso et Niger, prônant le dialogue là où d’autres brandissaient les sanctions. Cette diplomatie tous azimuts – Faye multipliant les sommets et déplacements à travers le continent – a pu donner l’image d’un Sénégal à nouveau influent en Afrique de l’Ouest. Mais ces efforts n’ont produit jusqu’ici que de modestes résultats, et surtout, ils apparaissent déconnectés des urgences domestiques. « Le président parle de reconstruire la “famille africaine” pendant que la maison brûle chez lui », ironise un commentateur, pointant la distraction que constitue cette activité extérieure face à la crise interne. Les opposants y voient une fuite en avant : « La diplomatie de M. Faye sert à occulter la misère des Sénégalais », taclait en septembre un responsable politique, alors que la dette atteignait des sommets et que le chômage des jeunes stagnait. Les nombreux voyages présidentiels – une cinquantaine à l’étranger en un an selon certains décomptes – n’ont débouché sur aucun investissement massif ni partenariat salvateur visible pour l’économie nationale. Sur la scène internationale comme sur le plan intérieur, le pouvoir Pastef affiche donc un contraste criant entre ses annonces tonitruantes et la réalité de son action.

 

Jeunesse désenchantée et colère populaire

C’est peut-être sur le terrain de l’espoir populaire que la désillusion est la plus cruelle. L’accession surprise de Faye et Sonko au pouvoir, après des mois de tension et de lutte, avait été portée par un formidable élan de la jeunesse sénégalaise. En mars 2024, des milliers de jeunes exultaient dans les rues de Dakar et Ziguinchor, croyant voir en ce duo atypique l’avènement d’une nouvelle aube. « Nous avons tout donné pour protéger Sonko parce qu’il représentait l’espoir de la jeunesse », confiait alors un étudiant militant, euphorique. Un an plus tard, l’euphorie a laissé place au désenchantement. Dans les faubourgs de la capitale comme dans les villages de l’intérieur, beaucoup de jeunes, jadis acquis à la cause Sonko, expriment leur colère froide. Ils se sentent abandonnés par ces dirigeants qu’ils ont contribué à élire. Pas d’emplois massifs créés, malgré les promesses ; pas de grand plan pour la jeunesse, hormis quelques programmes rebaptisés ; et toujours la même précarité qui ronge leur avenir. « On s’est battus pour eux, et au final rien n’a changé pour nous », lâche, amer, un jeune diplômé au chômage croisé à la Place de l’Obélisque. Pire, certains ont le sentiment d’une trahison morale : Ousmane Sonko, qui se présentait en chevalier blanc anti-corruption, a toléré – voire encouragé – autour de lui des comportements qu’il dénonçait jadis. Les rumeurs de népotisme, de passe-droits accordés aux partisans zélés (y compris à d’anciens nervis des émeutes de 2021), circulent abondamment sur les réseaux sociaux, renforçant le cynisme ambiant.

Cette désillusion nourrit une colère sociale qui gronde de plus en plus fort. Si aucune explosion majeure n’a encore eu lieu – l’opposition traditionnelle étant affaiblie et prônant l’apaisement – le mécontentement populaire s’exprime par vagues successives : grèves étudiantes, manifestations de syndicats, pétitions citoyennes, hashtags vengeurs. Des collectifs autrefois proches de Sonko, à l’instar du mouvement Y’en a marre, critiquent désormais ouvertement le pouvoir en place. Ils dénoncent par exemple la fameuse loi d’amnistie partielle comme « une trahison de plus » et appellent à la vigilance face aux attaques contre les libertés publiques. Dans les débats radiophoniques et les marchés populaires, un même constat revient : l’alternance de 2024 a déçu. « Les Sénégalais ont chassé un régime qu’ils jugeaient injuste, pour se retrouver avec ses clones », peste un vendeur de Sandaga, résumant le sentiment général par une formule lapidaire : « On nous a roulés. »

Un peuple désabusé face à ses “sauveurs” déchus

En douze mois, les héros d’hier sont devenus les désillusionneurs d’aujourd’hui. Jamais une alternance politique n’aura suscité un désenchantement aussi rapide au Sénégal. Le duo Faye-Sonko, porté au pouvoir par un vote massif de rejet de l’ancien système, apparaît désormais comme un nouveau visage du même mal : promesses non tenues, gouvernance hasardeuse et tentations autoritaires. Bien sûr, tout n’est pas noir au tableau – certaines réformes ont été engagées, telle la création d’un Pôle financier pour remplacer la cour anti-corruption décriée, ou des efforts pour améliorer l’accès à l’eau et à l’électricité dans certaines zones rurales. Mais aux yeux de la majorité des Sénégalais, ces avancées clairsemées sont éclipsées par la gestion décevante et la brutalité politique dont fait preuve le régime Sonko-Faye. L’espoir qu’il a soulevé s’est transformé en un sentiment de trahison profonde.

Un an après leur arrivée, Diomaye Faye et Ousmane Sonko voient leur état de grâce consumé, remplacé par une défiance grandissante. Eux qui prétendaient incarner la rupture avec « les pratiques du passé » font désormais face à une opinion publique qui les renvoie à leurs propres contradictions. Partout, on réclame des comptes : où sont les emplois promis ? Où est la baisse durable des prix ? Où est la justice impartiale annoncée ? Au palais présidentiel comme à la Primature, on semble à court de réponses convaincantes, oscillant entre l’auto-satisfaction maladroite et la rhétorique défensive. Pendant ce temps, le mécontentement populaire s’enracine. Des murmures évoquent déjà une possible « trahison du printemps sénégalais » et certains n’hésitent plus à employer le mot de « mascarade » en parlant du changement tant espéré. Signe qui ne trompe pas : la jeunesse, baromètre de la rue, a perdu ses illusions et ne se prive plus de le faire savoir.

En définitive, l’anniversaire de cette première année de gouvernance Sonko-Faye prend des allures de réquisitoire. Le peuple sénégalais, épris de démocratie et de progrès, regarde avec amertume ses dirigeants d’hier – ces outsiders devenus maîtres du pays – et se demande comment ils ont pu en si peu de temps trahir un tel espoir. Il reste quatre ans de mandat au duo exécutif pour tenter d’inverser la vapeur, mais le temps de la crédulité est passé. Désormais, c’est un peuple désabusé et vigilant qui attend des actes concrets, là où on lui a trop servi de discours. Faute de quoi, la désillusion pourrait bien se muer en colère explosive, et l’histoire récente de l’Afrique montre qu’aucun pouvoir n’est éternel lorsqu’il se coupe ainsi des aspirations de son peuple. Au Sénégal, l’heure est à la désillusion : un bien triste bilan pour ceux qui se présentaient en sauveurs d’une nation en quête de renouveau.