Le bras de fer opposant Air Sénégal à Carlyle Aviation constitue un nouveau chapitre dans une série de contentieux financiers et juridiques impliquant la compagnie aérienne sénégalaise et le loueur d’avions américain. Ce conflit récent concerne spécifiquement le non-paiement de 1,5 million de dollars de loyers impayés pour deux Airbus A321, une dette que Carlyle Aviation, filiale du fonds d’investissement américain Carlyle, entend recouvrer par tous les moyens légaux à sa disposition.

Ce litige s’inscrit dans un historique complexe : déjà en août 2024, Air Sénégal avait dû verser environ 10 millions de dollars pour apurer d’autres arriérés auprès de Carlyle Aviation, évitant ainsi de justesse l’immobilisation complète de sa flotte louée. Cette situation récurrente révèle une fragilité financière persistante chez Air Sénégal, entreprise publique relancée en 2018 avec l’ambition stratégique de positionner Dakar comme un hub aérien majeur en Afrique de l’Ouest. Toutefois, plusieurs choix stratégiques discutables, tels que l’ouverture prématurée de certaines lignes internationales et des engagements excessifs dans le leasing opérationnel d’appareils coûteux, ont largement contribué à alourdir sa dette, aujourd’hui estimée à 150 millions de dollars.

La structure même des contrats de location d’avions est au cœur du problème. Air Sénégal, comme la plupart des compagnies aériennes régionales, utilise des contrats de leasing opérationnel, qui permettent d’éviter les lourds investissements initiaux nécessaires à l’achat d’avions. Ces contrats impliquent des loyers mensuels fixes, assortis de clauses particulièrement contraignantes, dites « hell or high water », obligeant la compagnie à payer ses loyers quelles que soient les circonstances opérationnelles. Ainsi, Air Sénégal s’est trouvée obligée de payer des loyers même pour des avions immobilisés ou sous-utilisés, creusant ainsi rapidement ses pertes financières.

Face à ce retard chronique de paiement, Carlyle Aviation a fait appel à plusieurs mécanismes juridiques internationaux pour protéger ses intérêts financiers. La société américaine avait déjà obtenu une décision favorable des tribunaux américains en août 2024 autorisant l’immobilisation des appareils concernés. Pourtant, l’exécution pratique d’une telle décision s’est révélée complexe au Sénégal, en raison des enjeux politiques et économiques associés à la saisie d’actifs appartenant indirectement à l’État sénégalais. Cette difficulté opérationnelle a poussé Carlyle Aviation à recourir à un autre mécanisme juridique particulièrement puissant : l’IDERA (Irrevocable Deregistration and Export Request Authorisation). Cet outil issu de la Convention du Cap, à laquelle le Sénégal a adhéré, permet au créancier de radier immédiatement un aéronef du registre d’immatriculation national en cas de non-respect des obligations contractuelles, entraînant une immobilisation de fait et son retrait du territoire.

L’activation éventuelle de l’IDERA par Carlyle Aviation constitue une menace sérieuse pour Air Sénégal. Si la société américaine décidait de recourir pleinement à cette option, la compagnie sénégalaise perdrait instantanément deux appareils essentiels à son fonctionnement opérationnel, avec des répercussions économiques importantes telles que l’annulation ou la réduction drastique de nombreuses lignes aériennes. L’impact ne serait pas seulement opérationnel, mais aussi symbolique et politique, remettant en cause la crédibilité et la stabilité du pavillon aérien national sénégalais.

Sur le plan juridique interne, la stratégie d’Air Sénégal pourrait consister à porter l’affaire devant les tribunaux sénégalais afin de contester certaines pratiques jugées abusives de Carlyle Aviation, notamment les demandes de paiements considérées comme disproportionnées ou relevant du chantage économique. Toutefois, la capacité de la justice sénégalaise à intervenir efficacement est incertaine, notamment si les contrats initiaux prévoient une juridiction étrangère comme compétente, ce qui pourrait rendre difficile l’obtention d’une décision favorable à Air Sénégal.

Ce conflit met également en lumière les failles profondes dans la gouvernance d’Air Sénégal. Plusieurs changements récents à la direction générale, combinés à des décisions stratégiques hasardeuses, ont affaibli la capacité de la compagnie à planifier efficacement son activité et à gérer sa trésorerie. L’État sénégalais, conscient de ces dérives, a récemment renforcé sa surveillance de la compagnie, lançant notamment un audit approfondi qui a révélé des cas de mauvaise gestion interne, dont un scandale impliquant la revente illicite de billets destinés au personnel. Ces éléments soulignent la nécessité urgente d’une réforme profonde et structurelle de la gouvernance d’Air Sénégal pour assurer sa pérennité à long terme.

Face à cette crise, plusieurs scénarios d’évolution se dégagent. Le scénario le plus favorable serait un règlement rapide à l’amiable, avec le paiement immédiat des arriérés par Air Sénégal, potentiellement soutenu financièrement par l’État sénégalais. Cette option éviterait l’immobilisation des avions et limiterait les dommages à court terme. Toutefois, sans réforme profonde, ce règlement ne serait probablement qu’un soulagement temporaire.

Un autre scénario, beaucoup plus dramatique, serait la saisie effective des appareils par Carlyle Aviation via l’activation de l’IDERA, provoquant un choc opérationnel majeur pour Air Sénégal. Cela obligerait la compagnie à louer des appareils supplémentaires dans l’urgence, à un coût élevé, tout en subissant un important préjudice réputationnel, et mettant en péril sa survie économique immédiate.

Un troisième scénario, intermédiaire, serait celui d’un conflit judiciaire prolongé, durant lequel les deux parties chercheraient à obtenir gain de cause par voie légale, tout en maintenant un statu quo précaire où les avions restent immobilisés sans être définitivement saisis. Cette option générerait des coûts financiers importants et prolongerait l’incertitude opérationnelle, affectant durablement la performance commerciale et financière de la compagnie.

Enfin, un scénario plus structurel pourrait émerger, où cette crise servirait de catalyseur pour une transformation profonde d’Air Sénégal, potentiellement avec l’entrée d’un nouveau partenaire stratégique capable d’apporter un soutien financier et opérationnel solide. Cette option pourrait permettre de stabiliser durablement la compagnie, moyennant probablement une perte partielle de contrôle étatique sur ce secteur stratégique.

En définitive, le bras de fer entre Air Sénégal et Carlyle Aviation dépasse largement le cadre d’un simple conflit financier ponctuel. Il révèle des défis structurels majeurs pour le secteur aérien sénégalais, impliquant des enjeux économiques, juridiques et politiques complexes. La résolution de ce litige, quelle que soit sa forme, aura un impact significatif sur l’avenir immédiat et stratégique d’Air Sénégal, mais également sur la crédibilité de l’État sénégalais en tant que partenaire économique international fiable et prévisible.