L’ancien Premier ministre du Sénégal, et actuel ministre d’Etat, Secrétaire général de la Présidence de la République, Mahammed Boun Abdallah Dionne

Depuis le déclenchement de la crise liée à la pandémie de la covid19, plusieurs pays, africains notamment, ont lancé des appels pour une annulation de leurs dettes. Il faut reconnaitre que le contexte particulier, marqué par le ralentissement, voir l’arrêt de l’activité économique, demande des mesures spéciales pour permettre aux économies africaines de s’en sortir. Connu pour ses analyses économiques pertinentes, l’ancien Premier ministre du Sénégal, et actuel ministre d’Etat, Secrétaire général de la Présidence de la République, Mahammed Boun Abdallah Dionne livre ici sa lecture de l’économie de guerre et de la dette publique.

En 1820, l’économiste et philosophe britannique, David Ricardo, disait qu’en cas d’éclatement d’une guerre et qui implique un supplément de dépenses de vingt millions par an, un pays libre de toute dette disposait de trois moyens pour fournir à ces dépenses :

«  En premier lieu, les impôts pourraient être augmentés d’un montant de vingt millions par an, dont le pays serait totalement libéré au retour de la paix.

En second lieu, l’argent pourrait être emprunté chaque année et la dette consolidée ; dans ce cas, si l’on admet un intérêt de 5 pour cent, la première année de dépense entraînerait une charge perpétuelle d’un million ; une deuxième année de guerre entraînerait à nouveau la charge perpétuelle d’un million et ainsi de suite pour chaque année supplémentaire.  

Le troisième moyen de financer la guerre serait d’emprunter chaque année les vingt millions nécessaires, comme ci-dessus, mais de constituer en outre un fonds d’amortissement, par l’impôt, qui, augmenté des intérêts composés, permettrait finalement de rembourser la dette.  

De ces trois moyens, nous sommes résolument en faveur du premier. Alors, le fardeau de la guerre est sans doute très lourd tant qu’elle dure, mais il disparaît en même temps qu’elle. Du point de vue économique, il n’y a pas de réelle différence entre les trois moyens. Mais les personnes qui paient l’impôt ne raisonnent pas ainsi. Nous ne sommes que trop enclins à estimer le coût de la guerre à ce que nous payons comme taxes sur le moment, sans réfléchir à la durée probable de l’imposition ».

Selon le ministre d’Etat, Secrétaire général de la Présidence de la République du Sénégal, Mahammed Boun Abdallah Dionne, « ce texte éclaire notre compréhension des rapports politiques et économiques que les générations de citoyens d’un même pays entretiennent entre elles au fil du temps».

Dans une tribune publiée récemment, l’ancien premier ministre du Sénégal explique que pour Ricardo, toute augmentation de la dette aujourd’hui se traduit demain par une augmentation de l’impôt, pour rembourser cette dette. Plus tard, Barro complétera le travail de Ricardo et de cette réflexion, naîtra le théorème d’équivalence de Ricardo-Barro. « Ce théorème établit qu’il n’y a, d’un point de vue macroéconomique, pas de différence significative entre un financement par l’impôt et un financement par l’emprunt d’un montant donné de dépenses publiques ». explique l’économiste sénégalais.

Poursuivant son introduction, M. Dionne rappelle que Solow avait démontré par la suite, pour sa part, que le théorème de neutralité ricardienne ne se vérifie que dans des situations très particulières. Solow en conclut que l’Etat ne peut se contenter d’un rôle économique neutre. « Et il eut bien raison ».

Revenant sur le sujet de la dette et du déficit publics, M.Dionne affirme que la pertinence des politiques budgétaires ne se discute plus vraiment. « Par contre et surtout en temps de crise, ce qui est déterminant pour provoquer l’effet multiplicateur de Keynes sur les agents économiques déprimés, reste la qualité de la dépense publique » écrit-il en affirmant que s’endetter pour couvrir prioritairement des dépenses courantes sans impact sur la croissance économique ne paraît pas « raisonnable ».

Exemple à l’appui, l’économiste et homme d’Etat sénégalais confire que dans tous les pays du monde, le risque sur la dette est tributaire de plusieurs facteurs comme la nature de celle-ci, sa viabilité telle que perçue par les marchés financiers et les épargnants, sa dénomination, son taux d’intérêt, sa maturité, la réputation du pays, son niveau d’épargne intérieure et l’usage qui est fait des ressources qui sont tirées de la dette. «  C’est pourquoi la dette publique de l’Italie ou du Japon qui se situent entre 150 et 200% du PIB, ne suscitent pas de débat particulier », souligne-t-il.

Pour expliquer cette situation, il affirme que « de tels pays ont atteint un palier qui leur permette de rembourser leurs emprunts passés par l’émission de nouveaux titres de dette, de plus en plus libellée dans leur propre devise. Ce renouvellement infini de la dette publique des Etats fait qu’en pratique elle n’est jamais remboursée ».

Comment reconquérir la capacité d’endettement des pays africains

« Imaginons à présent un pays endetté, aux capacités financières limitées, et qu’une guerre éclate qui implique un supplément important de dépenses, comment financer cette dépense de guerre qui lui est imposée ?

En instaurant un nouvel impôt pour gagner cette guerre, le pays court le risque d’une crise sociale intérieure et d’une récession dont les effets, se cumulant à celui de la guerre, entraîneraient la perte à court terme de celle-ci.  

En second lieu, en réussissant à emprunter pour couvrir cet effort de guerre, le pays court toutefois à moyen terme le risque d’un défaut sur sa dette et la perte de la guerre surtout si elle devait perdurer.

Le troisième moyen pour financer la guerre est le renouvellement de la capacité d’endettement du pays. Ce renouvellement peut s’opérer grâce à la conversion du stock de dette du pays en rente perpétuelle ; plus la rente perpétuelle se rapprochera du taux zéro, plus vite le pays financera sa guerre surtout si les intérêts de ses créditeurs sont intriqués aux siens, partageant avec lui le même intérêt pour la victoire.

 De ces trois moyens, nous sommes en faveur du troisième car l’emprunt perpétuel est une obligation sans date d’échéance, dont seuls les intérêts sont exigibles. Si le taux d’intérêt de la rente est nul, l’emprunteur n’a donc plus rien à payer. »

Se référant de nouveau à ce texte de Ricardo, Mahammed Boun Abdallah Dionne opte lui aussi pour le le renouvellement de la capacité d’endettement du pays. Selon lui, il s’agit la du meilleur moyen pour sauvegarder la réputation financière de l’Etat. « Il réduit significativement le service de sa dette, soulage sa trésorerie immédiate et renouvelle sa capacité d’investissement, en annulant de facto la dette publique, même si celle-ci continue d’exister perpétuellement de jure sur le papier », estime t-il.

En évoquant le cas de l’Afrique, continent qui a encore besoin d’emprunter massivement pour financer l’investissement productif et son industrialisation, M. Dionne explique que l’annulation directe de la dette reste la meilleure solution. C’est d’ailleurs cette solution qu’avait proposé le président de la République du Sénégal, Macky Sall et à juste raison. Sa proposition est appuyée par M. Dionne qui estime que le chef d’Etat « ne s’y est pas trompé en portant le plaidoyer de l’annulation de la dette publique africaine auprès de ses pairs du continent et du monde ».

Plus en détails, l’expert en économie précise qu’une annulation du stock de la dette ouvrirait la voie à la poursuite dans les meilleures conditions de l’investissement, dans les secteurs essentiels (i) de la santé et de l’éducation, (ii) des infrastructures, (iii) de l’agriculture, et (iv) des services d’appui à l’industrialisation.

Toutefois, si cette solution n’est pas envisageable, M. Dionne propose une voie médiane. Celle  de l’allongement de la durée de la dette à cent (100) ans au minimum, voire sa perpétualisation, à un taux voisin de zéro. « Certains diront, comme en droit judiciaire, que la perpétuité évoque une contrainte dont on ne se libère jamais. Nous leur répondrons que comme s’agissant de la grâce, même si celle-ci entraîne la non-mise à exécution d’une peine, et qu’elle n’entraîne point son oubli que seule l’amnistie accorde, l’essentiel pour le condamné est de reconquérir sa liberté de mouvement », a-t-il expliqué. Il affirme dans ce sens que « l’essentiel pour l’emprunteur est qu’il n’ait plus rien à payer afin de reconquérir sa capacité d’endettement ».

Appelant les partenaires du G20, du Club de Paris, mais également les grands pays partenaires comme la Chine et ceux du Moyen Orient à travailler de concert avec les leaders africains afin que l’annulation du stock actuel de la dette publique extérieure du continent soit une réalité, M. Dionne rappelle que « c’est à ce prix que nous pourrons vaincre nos vulnérabilités exacerbées par la crise sanitaire et que nous serons en position de poursuivre notre marche victorieuse vers l’émergence »