L’espoir de mars 2024 terni par l’inaction
En mars 2024, l’arrivée au pouvoir du tandem Bassirou Diomaye Faye – Ousmane Sonko avait suscité un immense espoir de changement au Sénégal. Porté par une vague populaire et un discours de rupture, le nouveau régime promettait monts et merveilles : moralisation de la vie publique, justice pour les « voleurs » du précédent gouvernement, baisse du coût de la vie et surtout une renaissance économique créatrice d’emplois pour la jeunesse. Un an plus tard, le constat est amer. L’euphorie a cédé la place à une profonde désillusion. En lieu et place des réformes structurelles attendues, le pays a assisté à une surenchère populiste faite d’annonces tapageuses, de diversions médiatiques et de chasse aux sorcières, tandis que les urgences économiques et sociales demeurent cruellement sans réponse.
Dès les premiers mois, le ton est donné : plutôt que d’engager des actions concrètes, le pouvoir préfère soigner son image et détourner l’attention. Le nouveau président Bassirou Faye et son influent Premier ministre Ousmane Sonko communiquent abondamment, mais agissent peu. Leur gouvernance se révèle avant tout spectaculaire dans les mots, et stérile dans les faits. Cette contradiction flagrante entre la rhétorique enflammée du régime et son incapacité à améliorer le quotidien alimente désormais une grogne grandissante au sein de la population, notamment chez les jeunes qui se sentent trahis.
Scandales en série : la stratégie de la diversion permanente
Pour masquer l’absence de résultats tangibles, les nouvelles autorités ont systématiquement recouru à une stratégie bien rodée : créer l’événement médiatique en exhumant chaque semaine un nouveau scandale impliquant l’ancien régime. Tout y passe : surfant sur l’indignation populaire, le pouvoir multiplie les accusations tonitruantes contre les dignitaires de l’ère Macky Sall. Ainsi, un an durant, l’actualité a été saturée de révélations ciblant les ex-dirigeants : on a dénoncé une prétendue « dette cachée » colossale de plus de 2 500 milliards de FCFA contractée illégalement par l’ancien président, on a orchestré la mise en cause de plusieurs ex-ministres pour des soupçons de détournements de fonds, et on a promis de faire la lumière sur les moindres malversations passées.
Chaque affaire est montée en épingle par une presse à scandale complaisante et abondamment relayée sur les réseaux sociaux du parti au pouvoir. Le quotidien des Sénégalais est rythmé par ces coups d’éclat : tel jour, c’est l’annonce fracassante de poursuites contre d’anciens barons du régime Sall pour la gestion des fonds COVID-19 ; le lendemain, une conférence de presse révèle un nouveau « dossier noir » sur la gestion foncière ou les marchés publics d’hier. Cette agitation permanente sert opportunément de rideau de fumée, éclipsant dans les médias la question qui fâche : que fait concrètement le gouvernement pour le pays aujourd’hui ?
En pratique, ces scandales savamment distillés tiennent lieu de programme politique. Ils offrent au duo Faye-Sonko des boucs émissaires idéaux, permettant de détourner la colère populaire vers les dirigeants déchus plutôt que vers l’incurie actuelle. Chaque une de journal consacrée aux supposées turpitudes de l’ancien pouvoir est un répit gagné pour des autorités incapables de présenter le moindre bilan positif. Mais ce numéro de prestidigitation commence à lasser. Beaucoup y voient désormais une diversion grossière. « C’est toujours l’ancien régime par-ci, l’ancien régime par-là… Mais pendant ce temps, nous, on ne voit rien changer dans nos vies », soupire un Dakarois, résumant un sentiment largement partagé.
Reddition des comptes ou vengeance politique ?
Bien sûr, demander des comptes aux gouvernants sortants n’est pas en soi condamnable. Nombre de Sénégalais attendaient légitimement que justice soit faite en cas de malversations avérées. Or le nouveau pouvoir a exploité cette aspiration pour mener ce qui ressemble fort à un règlement de comptes politique. Sous couvert de “reddition des comptes”, la machine judiciaire est instrumentalisée afin de frapper d’anciens responsables triés sur le volet – souvent les plus gênants pour le nouveau régime.
Les procédures lancées à grand bruit souffrent toutes d’un biais évident : seule l’ancienne équipe est dans le viseur, jamais les proches du pouvoir actuel. Au mépris de toute équité, l’appareil d’État semble mis au service d’une vengeance partisane. La Haute Cour de justice, activée pour la première fois depuis des lustres, s’apprête à juger deux ex-ministres de Macky Sall accusés de détournements, pendant qu’une majorité parlementaire acquise à Pastef engage la mise en accusation historique de l’ex-président lui-même pour « haute trahison ». Du jamais vu.
Cette frénésie punitive amuse les partisans du nouveau régime, enchantés de voir les anciens « intouchables » trembler à leur tour. Ousmane Sonko ne se prive pas d’alimenter la vindicte populaire : le Premier ministre fulmine contre la « corruption généralisée» qui aurait sévi sous ses prédécesseurs, dénonçant « une méthodologie pour détourner en masse les deniers publics ». « Plus rien ne sera comme avant : tous ceux qui ont pillé ce pays répondront de leurs actes ! » martèle-t-il en substance dans ses harangues en wolof comme en français, adoptant le registre vengeur qui a fait son succès. Ce langage martial flatte la base, avide de voir punis les barons d’hier.
Mais derrière l’étendard de la justice retrouvée, l’instrumentalisation politique est flagrante. Sélective dans ses cibles, la campagne d’“assainissement” épargne commodément les alliés actuels, aussi compromis soient-ils. Elle sert surtout à occuper l’espace public pour mieux faire oublier l’absence de politiques neuves. Même le respect de l’État de droit semble secondaire : les partisans de Sonko n’ont pas hésité à modifier les lois et la Constitution dès qu’ils en ont eu l’occasion, pour faciliter ces poursuites exceptionnelles. L’opposition crie à la chasse aux sorcières, et force est d’admettre qu’elle n’a pas tout à fait tort. Au nom d’une légitime lutte anti-corruption, le pouvoir Pastef déploie une justice à sens unique, plus soucieuse d’éliminer des adversaires que d’installer de vraies pratiques vertueuses.
Des promesses trahies et aucune vision économique
Pendant que le gouvernement s’acharne à scruter le rétroviseur, le pays fait du surplace. Aucune réforme économique ou sociale d’ampleur n’a vu le jour en un an de pouvoir Sonko-Faye. Les promesses de campagne, pourtant ambitieuses, se sont évaporées aussitôt les fonctions conquises. Où sont les projets structurants et la prospérité annoncée ? Nulle part à l’horizon.
Le constat est sans appel : pas un seul grand chantier n’a été lancé pour relancer l’économie ou moderniser les infrastructures. À défaut d’initiatives, le régime se contente de rebaptiser d’anciens programmes ou de recycler des plans déjà en cours. Il s’est bien targué de l’adoption d’un référentiel stratégique « Sénégal 2050 », présenté comme une feuille de route de transformation nationale – un document certes ambitieux sur le papier, mais dont il ne sort pour l’instant aucune action concrète. Tout au plus a-t-on assisté à quelques mesures ponctuelles, comme une baisse symbolique de certaines denrées de base dans les premiers mois – baisse rapidement annulée par l’inflation galopante et la crise des finances publiques.
Sur le front de l’emploi, véritable priorité pour une jeunesse qui représente plus des deux tiers de la population, le vide est sidéral. Durant la campagne, Ousmane Sonko promettait monts et merveilles aux jeunes : des projets massifs et du travail à foison pour résorber le chômage endémique. Un an après, la réalité est tout autre. « Nous n’avons rien vu de leurs promesses. Ils nous avaient demandé de nous battre en assurant qu’il y aurait du travail pour les jeunes, mais nous n’avons encore rien vu », s’indigne un jeune militant déçu, reprenant des propos entendus dans de nombreuses banlieues. Le chômage des moins de 25 ans stagne à un niveau catastrophique, proche d’un tiers de la tranche d’âge. Aucune dynamique d’embauche n’a été enclenchée par le gouvernement. Le ministère de l’Emploi brille par son silence, comme si le problème ne le concernait déjà plus.
Les secteurs agricoles et industriels, pourtant martelés comme prioritaires, n’ont bénéficié d’aucun plan crédible. Mis à part l’organisation d’« assises de la justice » et quelques audits administratifs internes, aucune réforme structurelle n’a été conduite dans l’administration ou l’économie. Le pouvoir excelle à pointer la « situation catastrophique héritée » – Sonko allant jusqu’à déclarer avoir trouvé « un pays en ruines » – mais cette rhétorique de l’héritage ne saurait éternellement servir d’alibi. À force de perdre du temps dans la complainte et l’improvisation, l’équipe en place donne le sentiment inquiétant de naviguer à vue. Le gouvernement ne dispose d’aucune vision économique cohérente, et cela se ressent : les investisseurs restent frileux, la croissance patine, la dette publique atteint des sommets et le quotidien des Sénégalais ne s’améliore pas. « Les promesses étaient énormes, mais les réalisations sont encore trop insuffisantes » note froidement un observateur de la presse locale. En clair, l’agenda du changement est au point mort.
Une jeunesse désabusée poussée à l’exil clandestin
Symbole le plus tragique de cet échec : la jeunesse sénégalaise continue de fuir le pays, au péril de sa vie. Le phénomène des embarcations de fortune chargées de migrants clandestins, loin de refluer, a connu ces derniers mois une recrudescence alarmante. Preuve que l’espoir né en mars 2024 s’est mué en déception, voire en désespoir.
Les tragédies se succèdent sur les côtes atlantiques. En juillet 2024, quelques mois seulement après l’investiture du nouveau régime, le naufrage d’une pirogue partie de la région de Saint-Louis a fait près de 90 morts au large de la Mauritanie. La majorité des victimes étaient de jeunes Sénégalais qui tentaient l’exode vers l’Europe, convaincus que leur avenir était bouché chez eux. « C’est honteux, c’est déplorable », a réagi Ousmane Sonko lui-même, contraint de constater l’ampleur du drame. Le Premier ministre a bien supplié les jeunes de ne pas prendre la mer, affirmant que « votre solution ne se trouve pas dans des pirogues » et que « l’avenir du monde se trouve en Afrique ». Hélas, ces paroles sonnent creux lorsque aucune perspective concrète ne retient plus ces candidats à l’exil.
Chaque semaine apporte son lot de départs clandestins depuis les rivages sénégalais ou les pays voisins. Des centaines de jeunes, diplômés ou non, risquent tout sur des bateaux de fortune pour rejoindre les Canaries ou l’Europe continentale, preuve éclatante de la perte de foi dans les promesses gouvernementales. Les records tragiques de morts en mer sont pulvérisés : en 2024, on a frôlé le millier de disparus certains mois sur la route des Canaries. Ce sacrifice d’une génération est le symptôme le plus accablant de l’échec du pouvoir en place à offrir ne serait-ce qu’un début d’alternative sur le sol national. Faute d’emplois, faute d’espoir, la jeunesse sénégalaise vote avec ses pieds – et trop souvent, elle y laisse la vie.
Le gouvernement Sonko-Faye, qui s’était posé en porte-étendard d’une jeunesse en quête d’avenir, apparaît aujourd’hui comme impuissant à enrayer cette hémorragie humaine. Au contraire, sa propension à cultiver le ressentiment et à multiplier les effets d’annonce sans lendemain ne fait qu’amplifier la désillusion. Pour beaucoup de jeunes, le rêve de changement s’est brisé : ils ne croient plus aux slogans, et cherchent leur salut ailleurs, même au mépris du danger. C’est un terrible aveu d’échec pour un régime qui prétendait incarner l’espoir de toute une génération.
Populisme 2.0 : réseaux sociaux démagogiques et mépris de la presse
Si l’action peine à convaincre, le style de communication du pouvoir, lui, ne fait guère de doute : nous sommes bien en présence d’un populisme 2.0, adapté à l’ère des réseaux sociaux. Depuis un an, le tandem au sommet gouverne à coup de posts Facebook, de lives enflammés et de tweets vindicatifs. Ousmane Sonko, toujours aussi habile tribun en ligne, mobilise sa base directement sur internet avec une dialectique de confrontation permanente : il se pose en défenseur du « peuple » contre les « élites corrompues » et n’hésite pas à invectiver ses détracteurs, traités d’ennemis du changement ou de relais d’intérêts occultes. Cette communication parallèle, hors des canaux institutionnels, permet au Premier ministre de contourner la presse traditionnelle et de ne rendre de comptes qu’à son public acquis, dans une bulle de résonance populiste.
Parallèlement, une véritable armée numérique de militants pro-Pastef harcèle les voix critiques sur les réseaux. Les journalistes, activistes ou citoyens qui osent pointer les contradictions du régime sont pris à partie en ligne, conspués comme “vendus” à l’ancien système ou à l’étranger. Le nouveau pouvoir souffle sur les braises du complotisme et de l’anti-impérialisme de façade pour disqualifier toute opposition. On a vu ainsi des médias privés traités en suspects, leur indépendance remise en cause sous prétexte qu’ils n’applaudissent pas la « Révolution Sonko ». Cette méfiance envers la presse s’est même traduite par des mesures inquiétantes : l’été dernier, plusieurs organes de presse ont subi des représailles financières, avec gel de comptes bancaires et saisie de matériel sous couvert de redressements fiscaux opportunément simultanés. Un jour, des chaînes de télévision ont été coupées pour avoir déplu aux autorités, un autre, des sites d’information critiques se sont vu accuser de collusion avec l’opposition. Ce climat délétère a poussé des médias à organiser un black-out collectif d’une journée pour dénoncer les pressions qu’ils subissent – du jamais vu depuis des décennies au Sénégal.
En lieu et place du débat démocratique, le régime privilégie donc la propagande et l’intimidation. Il s’appuie sur quelques journaux et télévisions acquises à sa cause, qui reprennent en chœur les éléments de langage officiels et les faits divers politiques servant sa narration. Le sensationnalisme règne : on préfère couvrir l’arrestation spectaculaire d’un ex-ministre ou le énième coup de gueule de Sonko sur Facebook plutôt que de questionner les orientations du budget ou les résultats économiques. Cette emprise sur l’agenda médiatique, additionnée à une hyperprésence sur les réseaux sociaux, permet au pouvoir de maintenir sa base mobilisée malgré l’absence de progrès réels. Mais cela se fait au prix d’un appauvrissement du débat public et d’une polarisation malsaine. Le pays est coupé en deux camps irréconciliables qui ne s’écoutent plus, pendant que les vrais problèmes – chômage, écoles, hôpitaux, coût de la vie – restent orphelins de toute attention sérieuse.
Le sévère verdict d’une année perdue
Un an après l’accession au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye et d’Ousmane Sonko, le bilan qui se dessine est celui d’une occasion manquée. Le chantre autoproclamé du renouveau s’est enlisé dans les travers classiques du populisme au pouvoir : accaparé par la propagande, englué dans la revanche sur le passé, incapable d’offrir une perspective d’avenir. Chaque jour qui passe sans réforme aggrave le désenchantement. Le Sénégal de 2025 ressemble à s’y méprendre à celui de 2023, la rancœur et la division en plus.
En se retranchant derrière des postures populistes et des diversions médiatiques, les nouvelles autorités ont trahi l’aspiration de ceux qui les ont portées au sommet. Leur sévérité sélective contre l’ancien régime ne peut faire oublier leur propre impuissance à améliorer le sort des Sénégalais. À force de crier au loup hier, ils se retrouvent aujourd’hui seuls face à leurs promesses bafouées.
Le peuple, lui, attend toujours du concret : des emplois pour ses enfants, des mesures pour alléger la vie chère, des écoles et des services publics décents, une justice réellement impartiale… Au lieu de cela, on lui sert des boucs émissaires et des discours. La patience des Sénégalais a des limites. Si le tandem Sonko-Faye ne redresse pas la barre au-delà des slogans, il risque de voir le désaveu populaire balayer ses illusions de toute-puissance. En politique, le populisme peut aider à conquérir le pouvoir ; il ne suffit pas à gouverner un pays. Le Sénégal vient d’en faire l’amère expérience.