
Un virage stratégique : du « trade, not aid » aux six priorités américaines
Washington vient d’esquisser un changement de paradigme dans ses relations avec l’Afrique. À Abidjan, Troy Fitrell – secrétaire adjoint par intérim aux Affaires africaines du Département d’État – a dévoilé un plan ambitieux en six points pour dynamiser les échanges commerciaux entre les États-Unis et le continent. Ce plan, annoncé lors du Africa CEO Forum en Côte d’Ivoire à la mi-mai, incarne la doctrine « trade, not aid » (le commerce plutôt que l’aide) désormais mise en avant par l’administration américaine. « L’assistance implique un donateur et un bénéficiaire, mais le commerce est un échange entre égaux », a souligné M. Fitrell en présentant cette nouvelle stratégie, affirmant que « “trade, not aid”, un slogan ressassé depuis des années, est désormais réellement notre politique envers l’Afrique ».
Les six axes dévoilés visent à réinventer le partenariat économique USA–Afrique avant le prochain sommet des leaders États-Unis–Afrique prévu d’ici la fin de l’année. Ils peuvent être résumés ainsi :
Diplomatie commerciale prioritaire : faire de la promotion du commerce et de l’investissement une mission centrale des ambassades américaines en Afrique. Les diplomates américains seront désormais évalués sur les accords commerciaux conclus plutôt que sur les montants d’aide distribués. Fitrell a d’ailleurs révélé que les ambassadeurs en poste en Afrique ont déjà facilité 33 accords totalisant 6 milliards de dollars au cours des cent premiers jours du mandat de Donald Trump – un indicateur clair de ce tournant pragmatique.
Réformes pro-business : encourager les pays africains clés à adopter des réformes favorables aux affaires, afin d’assainir le climat d’investissement. Washington entend pousser ses partenaires à améliorer la gouvernance économique, la transparence et la prévisibilité réglementaire. Ce volet, potentiellement sensible, rappelle les conditionnalités souvent attachées aux initiatives occidentales, et sa mise en œuvre dépendra de l’adhésion des gouvernements africains concernés.
Infrastructures « bancables » plutôt que projets de prestige : concentrer l’appui américain sur des projets d’infrastructures rentables et durables, susceptibles d’attirer des financements privés, au lieu de financer des « éléphants blancs ». En clair, soutenir des chantiers jugés économiquement viables – routes, ports, chemins de fer ou centrales énergétiques – plutôt que des projets de prestige coûteux à l’utilité douteuse. Cette approche se veut un contre-modèle à certains investissements flamboyants réalisés en Afrique ces dernières années, mais pose la question de l’équilibre entre rentabilité financière et besoins sociaux.
Missions diplomatiques 100 % business : multiplier les déplacements officiels consacrés exclusivement au commerce. Plutôt que d’aborder l’Afrique sous l’angle humanitaire ou sécuritaire, l’administration américaine prévoit des tournées économiques réunissant hauts responsables et chefs d’entreprise. L’objectif est de montrer que les États-Unis sont « ouverts aux affaires » et prêts à faire la cour aux marchés africains. Cette offensive commerciale rappelle les délégations menées par la Chine depuis des années, mais représente une inflexion notable pour la diplomatie américaine traditionnelle.
Mise en relation des entreprises : connecter les entreprises américaines prêtes à exporter ou à investir avec des partenaires africains. Il s’agit de jouer les courtiers actifs entre le secteur privé américain – notamment les PME innovantes – et les opportunités d’affaires sur le continent. Des plateformes de mise en relation et des forums d’affaires vont être intensifiés pour combler le déficit d’information et de contacts qui freine encore les flux d’investissement.
Financements plus rapides et plus audacieux : réformer les outils financiers américains (agences de crédit export, Banque de développement DFC, etc.) pour les rendre plus réactifs et plus tolérants au risque. Concrètement, Washington veut accélérer ses procédures d’approbation de projets et combiner fonds publics et capitaux privés dans des mécanismes de financement mixte (« blended finance ») capables de rivaliser avec la souplesse des offres chinoises. Cette promesse d’assouplir les conditions et d’accélérer les décaissements sera déterminante pour crédibiliser l’ensemble du plan, tant les acteurs africains ont été habitués à la lourdeur bureaucratique occidentale.
Faisabilité : un volontarisme confronté aux réalités du terrain
Sur le papier, ces six priorités tracent les contours d’un partenariat renouvelé, misant sur l’entrepreneuriat et la création de richesses plutôt que sur l’aide et l’assistanat. Cette vision répond d’ailleurs à une attente exprimée de longue date par de nombreux leaders africains. Pour rappel, dès 2017 le président ghanéen Nana Akufo-Addo prônait un « Ghana Beyond Aid » (le Ghana au-delà de l’aide), et plus récemment Akinwumi Adesina, président de la Banque africaine de développement, martelait : « L’Afrique ne se développera pas avec l’aide. Nous ne voulons pas de cadeaux ; nous voulons des investisseurs. » Ce discours d’auto-émancipation économique trouve donc un écho dans la nouvelle approche américaine qui traite l’Afrique en partenaire d’affaires, et non plus en simple bénéficiaire de subventions.
Reste que la mise en œuvre de ces objectifs ambitieux pose question. Faire de la diplomatie commerciale le cœur de la mission des ambassades exigera des moyens accrus et de nouvelles compétences au sein des équipes diplomatiques. Tous les diplomates ne sont pas formés pour négocier des contrats ou guider des chefs d’entreprise en terre africaine. De plus, pousser aux réformes pro-business peut s’avérer délicat : certains gouvernements accueilleront favorablement des conseils pour améliorer leur climat d’investissement, tandis que d’autres pourraient y voir une ingérence ou rechigner à bousculer des rentes établies. L’accent sur les infrastructures bancables soulève également un défi de taille : de nombreux projets socialement utiles (hôpitaux, routes rurales, réseaux électriques en zones isolées) sont peu « bancables » à court terme. La priorité donnée à la rentabilité pourrait laisser de côté des besoins essentiels si un équilibre n’est pas trouvé.
Par ailleurs, la réussite de ce plan dépendra de l’appétit réel des entreprises américaines pour le marché africain. Or, malgré un fort potentiel (croissance démographique, urbanisation, zones de libre-échange en cours), l’Afrique est encore perçue par beaucoup d’investisseurs américains comme un terrain risqué ou méconnu. Les promesses de financement plus agile via la DFC ou EXIM Bank devront se concrétiser rapidement pour rassurer les acteurs privés. De même, multiplier les missions commerciales n’aura d’impact que si elles débouchent sur du concret : contrats signés, coentreprises lancées, usines implantées. La faisabilité de ce volontarisme commercial américain se mesurera donc aux résultats tangibles dans les 12 à 18 mois à venir, d’autant que Washington s’est fixé des cibles à atteindre d’ici le prochain sommet États-Unis–Afrique.
Concurrence Chine–Europe : des stratégies contrastées en Afrique
L’initiative américaine s’inscrit dans un paysage où d’autres puissances ont depuis longtemps déployé leurs propres stratégies économiques en Afrique. La Chine, en particulier, a bâti au fil des deux dernières décennies une présence commerciale et financière sans égal sur le continent. Pékin privilégie les grands projets d’infrastructures (ports, chemins de fer, barrages, réseaux de télécoms) via son ambitieuse Initiative des Nouvelles Routes de la Soie (BRI), financée par des prêts massifs souvent accordés sans condition politique. Résultat : le commerce sino-africain a atteint un record historique (près de 300 milliards de dollars en 2024 selon les douanes chinoises), faisant de la Chine le premier partenaire commercial de l’Afrique – très loin devant les États-Unis. La stratégie chinoise repose sur une formule bien rodée : des crédits à taux préférentiels alloués rapidement, la mobilisation de ses entreprises d’État pour construire, et une approche pragmatique axée sur les ressources naturelles (pétrole, minerais) et les marchés prometteurs. Cette approche a permis de doter l’Afrique de nombreuses infrastructures, mais a aussi engendré des préoccupations sur le surendettement de certains pays et l’opacité de certains contrats.
Face à ce rouleau compresseur chinois, l’Europe tente elle aussi de repositionner son partenariat avec l’Afrique. Historiquement premier bailleur d’aide au développement et partenaire commercial majeur (notamment pour l’Afrique du Nord et francophone), l’Union européenne cherche à passer d’une relation post-coloniale centrée sur l’aide à une dynamique d’investissement mutuellement bénéfique. En 2021, Bruxelles a lancé l’initiative Global Gateway, présentée comme une alternative « éthique » aux Routes de la Soie chinoises, avec l’ambition de mobiliser 300 milliards d’euros dans les pays en développement d’ici 2027, dont la moitié environ en Afrique. Au menu : investissements dans les énergies vertes, le numérique, les transports durables et la santé, combinés à la promotion de normes environnementales et sociales élevées. Cependant, jusqu’à présent, la stratégie européenne peine à convaincrepleinement. De l’aveu de certains experts, le Global Gateway souffre d’une mise en œuvre lente et d’une communication maladroite centrée sur la rivalité avec Pékin. « Le message laisse entendre que l’UE veut surtout contrer la Chine, ce qui suscite du scepticisme en Afrique », observait récemment un analyste africain, pointant le manque de consultation des partenaires africains lors de l’élaboration du plan européen. En outre, bien que l’UE reste un acteur économique clé (par exemple, l’UE importe massivement le pétrole nigérian, les minerais congolais ou le cacao ivoirien, et exporte machines, produits pharmaceutiques, etc.), elle est concurrencée de près non seulement par la Chine, mais aussi par de nouvelles puissances (Turquie, Inde, pays du Golfe) actives sur le terrain africain.
Le plan américain en six points arrive donc dans un contexte de forte compétition internationale. Il se distingue par son pragmatisme commercial affiché, là où l’UE met en avant les valeurs et la durabilité, et où la Chine se concentre sur le « tout-infrastructures » à grande échelle. Washington semble vouloir combiner le meilleur des deux mondes : insister sur la viabilité économique des projets comme le fait le secteur privé, tout en évitant l’écueil d’une diplomatie purement mercantile en promettant des « résultats mutuellement bénéfiques ». Reste à voir si cette promesse saura se différencier dans la pratique et combler le retard pris par les États-Unis en Afrique.
Enjeux géopolitiques : l’Afrique, théâtre de la rivalité sino-américaine
Derrière l’argumentaire économique, les implications géopolitiques de ce regain d’engagement américain sont évidentes. En filigrane, le plan de Troy Fitrell vise clairement à contrer l’influence grandissante de la Chine (et dans une moindre mesure de la Russie) sur le continent africain. « L’administration a un objectif clair : augmenter les exportations et investissements américains en Afrique, éliminer nos déficits commerciaux et stimuler une prospérité partagée », affirme M. Fitrell. Mais à Washington, on ne cache pas non plus l’enjeu stratégique : reprendre pied dans une région où la Chine a pris une longueur d’avance. Le prêt de 550 millions de dollars octroyé par les États-Unis pour développer le corridor ferroviaire Lobito (un projet visant à acheminer le cuivre et le cobalt de Zambie et du sud de la RDC vers l’Atlantique, afin de contourner les routes contrôlées par la Chine vers l’océan Indien) illustre cette volonté de compétition frontale sur les projets structurants. De son côté, Pékin continue d’enchaîner les annonces, telle cette nouvelle ligne de crédit de 652 millions de dollars accordée au Nigeria via Exim Bank pour construire une autoroute stratégique reliant le port en eaux profondes de Lekki et la raffinerie Dangote. Chaque camp cherche à sécuriser l’accès aux ressources clés(hydrocarbures, minerais stratégiques, terres rares) et aux marchés émergents africains, tout en affirmant son modèle de partenariat. La Russie, bien que bien moins présente économiquement, joue aussi sa carte via la coopération militaire et les mercenaires du groupe Wagner, ajoutant une couche de complexité dans des pays comme le Mali ou la Centrafrique – ce qui pousse encore les Occidentaux à réengager l’Afrique sous peine de la voir basculer dans l’orbite de puissances rivales.
Pour les pays africains, cette situation ouvre des opportunités mais comporte aussi des risques. D’un côté, la rivalité sino-américaine (et plus largement la compétition multipolaire) accroît l’attention internationale et peut se traduire par un afflux d’offres concurrentes – prêts, investissements, projets d’infrastructures – dont ils peuvent tirer parti en comparant les conditions. D’un autre côté, l’Afrique refuse d’être un terrain de proxy dans une nouvelle Guerre froide économique. L’Union africaine et de nombreux dirigeants réaffirment leur volonté de choisir librement leurs partenaires et de ne pas avoir à prendre parti. La relance de l’engagement américain sera scrutée à l’aune de son respect de la souveraineté des États : toute démarche perçue comme donnant des leçons ou dressant un « choix de camp » anti-Chine pourrait être mal accueillie. En revanche, si les États-Unis parient sur des solutions gagnant-gagnant sans conditions politiques trop strictes, ils pourraient regagner une partie des cœurs et des esprits sur le continent.
Regards africains : entre espoir, opportunisme et prudence
Comment cette nouvelle approche américaine est-elle perçue en Afrique même ? Les réactions y sont pour l’instant partagées. Du côté des gouvernements et élites économiques, on note un certain optimisme prudent. De Dakar à Nairobi, beaucoup saluent le discours de Washington mettant l’accent sur le commerce et l’investissement, preuve selon eux que l’Afrique est enfin considérée comme un acteur économique sérieux et non plus comme un réceptacle d’aide. Les annonces faites en marge du forum d’Abidjan – plus de 550 millions de dollars d’accords commerciaux signés dans des secteurs variés, du pétrole ivoirien (accord entre VAALCO Energy et PETROCI) aux énergies solaires, en passant par la cybersécurité et même un projet de fabrication de drones en Côte d’Ivoire – ont été bien reçues. « Nous voyons d’un bon œil l’arrivée de nouveaux investisseurs américains, cela diversifie nos partenariats et crée de l’emploi local », confiait ainsi récemment un responsable gouvernemental ouest-africain, en marge de la signature d’un de ces accords. Pour nombre de dirigeants africains, qui jonglent depuis des années entre partenaires chinois, européens, turcs, indiens ou russes, le retour des États-Unis est une occasion bienvenue d’équilibrer les relations et de faire jouer la concurrence au profit de leurs économies nationales.
Le secteur privé africain se montre lui aussi réceptif. Les entrepreneurs et patronats locaux espèrent que l’initiative américaine apportera des financements frais, des joint-ventures et un transfert de savoir-faire. Par exemple, le partenariat noué entre l’université George Mason, l’entreprise américaine Cybastion et le ministère ivoirien de l’Économie numérique pour former des jeunes en intelligence artificielle et cybersécurité est perçu comme le type d’initiative vertueuse qui renforce les compétences africaines tout en ouvrant un marché aux firmes américaines. Dans plusieurs pays, les startup technologiques, PME industrielles ou agriculteurs voient d’un bon œil le rapprochement avec des partenaires américains susceptibles de leur apporter technologies innovantes et accès à l’important marché des États-Unis.
Toutefois, la société civile et les observateurs indépendants appellent à la mesure. Ils rappellent que l’Afrique a déjà été l’objet de « plans miracles » et de promesses occidentales non tenues par le passé. Certains redoutent qu’un tête-à-queue trop brutal vers le « tout-commerce » ne néglige les secteurs sociaux vitaux. Les organisations humanitaires ont vivement critiqué la réduction des fonds d’aide américaine, affirmant qu’elle « coûte des vies aux plus démunis » sur le continent. Les coupes dans les programmes de santé, d’éducation ou d’aide alimentaire, justifiées par l’administration Trump au nom de l’efficacité, laissent un vide que le secteur privé ne comblera pas du jour au lendemain. Par ailleurs, des voix s’élèvent pour souligner que le commerce n’est pas exempt de rapports de force : sans une industrialisation locale accrue, accroître les échanges pourrait surtout profiter aux multinationales étrangères et aggraver les déséquilibres commerciaux au détriment de l’Afrique. « Une prospérité partagée suppose que l’Afrique ne soit pas qu’un marché, mais aussi un centre de production et de création de valeur », insiste ainsi un économiste camerounais, qui invite les Africains à négocier ferme pour que les investissements américains s’alignent sur les priorités du développement local (transformation des matières premières, emploi des jeunes, infrastructure régionale intégrée, etc.).
En somme, l’initiative en six points présentée par Troy Fitrell suscite un intérêt réel sur le continent, mêlé d’espoirs et de vigilance. Le style volontariste et direct de cette « offensive commerciale » tranche avec le ton plus paternaliste que l’on reprochait parfois aux précédentes politiques américaines en Afrique. S’il est mené avec cohérence, ce plan pourrait marquer le début d’une nouvelle ère dans les relations Afrique–États-Unis, faite de transactions gagnant-gagnant et d’un respect accru de la voix africaine. Mais la route est encore longue pour combler le retard face à la Chine et convaincre que Washington est un partenaire sur lequel compter sur la durée. À l’Afrique désormais de tirer le meilleur parti de ce regain d’intérêt, en restant maîtresse de son agenda et en veillant à ce que cette cour assidue des grandes puissances se traduise, in fine, par un véritable levier de développement pour ses peuples.