Depuis des mois, le nouveau pouvoir et les médias se toisent, comme deux joueurs d’échecs refusant le match nul. La tension a franchi un cap les 28–29 octobre, avec l’irruption de gendarmes dans les locaux de 7TV à Dakar au moment d’une émission enregistrée avec l’homme de presse Madiambal Diagne, puis l’arrestation de la directrice de la chaîne, Maïmouna Ndour Faye. Le lendemain, le journaliste Babacar Fall (RFM/TFM) a été à son tour interpellé après une interview de Diagne. Tous deux ont été placés en garde à vue à la Sûreté urbaine. Ces opérations, inédites par leur simultanéité et leur mise en scène, marquent une dégradation nette du climat entre l’exécutif et les rédactions.

Le prétexte ? La diffusion d’entretiens avec Madiambal Diagne, visé par un mandat d’arrêt international et engagé en France dans une procédure d’extradition. Interpellé le 21 octobre en région parisienne, il a été remis en liberté sous contrôle avant une audience reportée au 4 novembre par la cour d’appel de Versailles. Son cas, au croisement d’enquêtes pour flux financiers illicites et d’un bras de fer politique, nourrit la dramaturgie : l’intéressé avait annoncé sa présence en France fin septembre, promettant de « revenir faire face ». Quoi qu’il en soit, l’élément saillant, pour la liberté d’informer, n’est pas tant le contenu des accusations que le fait d’avoir inquiété des journalistes pour avoir recueilli la parole d’un protagoniste majeur d’une affaire d’État.

La réaction de la profession a été immédiate. La Coordination des associations de presse (CAP) a dénoncé des « actes d’une extrême gravité », tandis que le Syndicat national des professionnels de l’information et de la communication (Synpics) exprimait sa « vive préoccupation » face à deux descentes successives dans des rédactions. Ces prises de position pointent le « chilling effect » (l’effet de refroidissement) qui pousse les journalistes à l’autocensure par crainte d’ennuis judiciaires.

Ce tour de vis s’inscrit dans une doctrine assumée par le chef du gouvernement. Devant les députés, Ousmane Sonko a proclamé en avril : « En matière de diffusion de fausses nouvelles, c’est désormais tolérance zéro. » Et d’ajouter : « Nous garantissons la liberté d’expression, mais nous ne garantissons pas les conséquences de vos actes. » Depuis, plusieurs professionnels ou commentateurs ont été inquiétés pour « fausses nouvelles » ou « propos offensants », dessinant une judiciarisation du débat public que dénoncent défenseurs des droits et observateurs internationaux.

Le droit, lui, offre une boussole ambivalente. L’article 8 de la Constitution garantit la liberté d’expression et de la presse, un socle que nul pouvoir ne peut ignorer. Mais le Code de la presse adopté en 2017 maintient des peines privatives de liberté pour des délits de presse et cohabite avec des dispositions pénales répressives (diffamation, « fausses nouvelles », offense à des institutions), régulièrement utilisées. RSF appelle depuis 2024 à supprimer les peines de prison pour les infractions de presse. Le hiatus entre l’ambition constitutionnelle et l’arsenal pénal nourrit les dérapages : on protège la liberté en théorie, on la restreint en pratique.

À ce cadre juridique s’ajoute une dimension institutionnelle : le 26 septembre, après le départ de Madiambal Diagne vers la France malgré une interdiction de sortie du territoire, le ministre de l’Intérieur a relevé de leurs fonctions le patron de la Division des investigations criminelles (DIC) et le commissaire spécial de l’aéroport AIBD. Une sanction spectaculaire, révélatrice des crispations internes et des pressions politiques dans un dossier devenu éminemment sensible.

Sur le plan des écosystèmes médiatiques, le Sénégal reste loin des zones rouges du continent, mais il recule. Dans son Index 2025, RSF classe le pays 74e et souligne que des réformes présentées comme vertueuses s’accompagnent, selon des rédactions, d’inspections fiscales intensifiées et de suspensions de contrats publicitaires publics, autant de leviers économiques qui fragilisent l’indépendance. La liberté de la presse ne disparaît pas d’un coup ; elle s’érode par étouffement économique, assignations judiciaires et interventions musclées.

Que faire pour éviter l’engrenage ? D’abord, revenir à une jurisprudence claire : interviewer une personne recherchée n’équivaut ni à l’« apologie » d’une infraction ni à la « complicité », sauf participation active à une évasion ou entrave à la justice, ce qui n’est pas allégué ici. Ensuite, réformer sans tarder le Code de la presse en dépénalisant les délits de presse au profit d’un régime de responsabilité civile, encadré par un juge indépendant et des réparations proportionnées. Enfin, garantir l’indépendance des autorités de régulation, la transparence des marchés publics de communication et l’égalité d’accès à la publicité d’État, véritable poumon des médias généralistes.

L’exécutif a, de son côté, un intérêt stratégique à désamorcer : dans un pays où la stabilité tient autant à la légitimité perçue qu’aux procédures, montrer qu’on supporte la contradiction vaut davantage que n’importe quelle démonstration de force. Le précédent régional est parlant : partout au Sahel, chaque atteinte à la presse a accéléré la défiance et l’isolement international sans apporter la « sécurité informationnelle » promise.

Reste une leçon d’histoire politique : les révolutions aiment le mouvement mais se méfient de ceux qui refusent de s’arrêter. Les révolutionnaires finissent mal, en général ; les révolutions sont voraces : elles dévorent leurs enfants. Robespierre guillotine Danton avant d’être guillotiné lui-même ; Trotski invente l’Armée rouge avant de tomber sous le piolet de Staline ; Rosa Luxemburg rêve d’un monde nouveau et finit dans un canal berlinois ; Che Guevara quitte le pouvoir pour la pureté et meurt dans une école bolivienne, fusil à la main ; Sankara veut libérer l’Afrique, son frère d’armes le fait taire ; Lumumba proclame l’indépendance et disparaît dans la boue du Katanga. Chaque révolution commence avec des chants et s’achève dans un murmure ; les héros d’hier deviennent les menaces d’aujourd’hui ; car l’Histoire aime le mouvement, mais se méfie de ceux qui refusent de s’arrêter. À trop gouverner la parole par l’intimidation, on prête raison à cet adage. Il est encore temps, au Sénégal, de démentir cette fatalité, en préférant l’arène du contradictoire à la tentation disciplinaire, et la loi fondamentale à l’instant sécuritaire. Les arrestations des 28–29 octobre devraient être l’occasion d’un sursaut : que la justice dise le droit, que la presse fasse son travail, et que le pouvoir s’interdise de confondre critique et menace. C’est à ce prix-là que la promesse démocratique survivra à la surchauffe.