À mesure que le Cameroun digère le scrutin présidentiel du 12 octobre, un décalage s’installe entre les décomptes locaux et l’arithmétique politique qui se dessine à Yaoundé. Des compilations parallèles effectuées à partir des procès-verbaux affichés dans les bureaux et agrégées par des réseaux d’opposition suggèrent un score très faible pour le président sortant, autour de 20 % des suffrages. Ces chiffres ne peuvent pas être vérifiés de manière indépendante et sont formellement contestés par le camp présidentiel ; ils n’en alimentent pas moins une nervosité palpable au sein du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), après plus de quatre décennies au pouvoir.

Sur le terrain institutionnel, le chronographe officiel tourne encore. La publication des résultats définitifs relève du Conseil constitutionnel, attendue au plus tard le 26 octobre. Entre-temps, la Commission nationale de recensement a publié des tendances plaçant Paul Biya au-delà de 53 %, immédiatement rejetées par Issa Tchiroma Bakary, qui revendique la victoire et diffuse ses propres agrégats. Dans la rue, cette bataille des chiffres s’est traduite par des heurts à Douala et par des veilles citoyennes à Garoua, où des sympathisants gardent le domicile du principal challenger.

Derrière la querelle des pourcentages, une « géopolitique du truquage » est décrite par plusieurs acteurs de l’opposition et observateurs locaux : la concentration des efforts litigieux sur des zones à fort poids démographique ou logistique, notamment l’Extrême-Nord, l’Adamaoua et le Littoral. Ces régions pèsent lourd dans l’équation nationale et offrent, pour certaines, des conditions matérielles (dispersion des bureaux, routes dégradées, pression administrative) propices à des manipulations en bout de chaîne. Le registre 2025 compte plus de huit millions d’inscrits, avec des masses électorales particulièrement importantes dans le Centre, le Littoral et l’Extrême-Nord, un déséquilibre qui peut suffire, à marge constante, à compenser des pertes en milieu urbain dans le Centre (Yaoundé) et l’Ouest.

Au sein du camp présidentiel, deux trajectoires politiques se lisent à travers les signaux envoyés ces derniers jours. La première « pragmatique » consiste à viser une majorité courte (un score officiel dans la fourchette 52-55 %), plus crédible aux yeux d’un public lassé des plébiscites. La seconde s’inscrit dans la continuité symbolique d’un pouvoir inébranlable, avec un résultat en « grand chelem » au-delà de 70 %. Cette dernière posture renvoie à un précédent récent : en 2018, Paul Biya fut proclamé vainqueur avec 71,28 % des voix, dans un contexte déjà marqué par des contestations massives et des irrégularités documentées.

Reste l’architecture des garde-fous. ELECAM et le Conseil constitutionnel, pivots du processus, font l’objet de critiques récurrentes sur leur indépendance. L’exclusion de Maurice Kamto de la course, confirmée par le Conseil constitutionnel début octobre, a ravivé le procès en partialité : plusieurs analyses juridiques détaillent un formalisme à géométrie variable favorable au RDPC. De leur côté, des organisations internationales de défense des libertés publiques décrivent depuis plusieurs années un environnement électoral où l’accès équitable aux ressources, l’arbitrage des contentieux et la transparence du décompte restent structurellement fragiles. Ce contexte ne prouve pas une fraude en 2025 ; il éclaire toutefois pourquoi la confiance est si basse à chaque étape.

Les protagonistes affûtent leurs récits. Issa Tchiroma Bakary a revendiqué sa victoire dès le 14 octobre, promettant de publier les résultats par région à partir des PV affichés et dénonçant des « mécanismes organisés de falsification ». Le ministre de l’Administration territoriale, Paul Atanga Nji, lui a opposé une ligne dure, qualifiant ces annonces de « plan diabolique » destiné à déstabiliser l’ordre public et rappelant que seul le Conseil constitutionnel peut proclamer les résultats nationaux. Cette dialectique (vérité des urnes contre vérité des institutions) structure le bras de fer actuel.

Sur le terrain, les signaux sont contrastés. Des échauffourées ont été documentées à Douala après les déclarations de l’opposition ; ailleurs, des partisans veillent sur le domicile d’Issa Tchiroma par crainte d’une interpellation. Un bureau du RDPC a été incendié à Dschang, sur fond d’accusations de fraudes et d’arrestations ponctuelles près de sites électoraux. Côté observation, la mission de l’Union africaine, présente du 7 au 16 octobre, a salué un climat globalement apaisé tout en appelant à la retenue et à la transparence sur la chaîne de compilation. Des coalitions citoyennes locales ont, elles, pointé des « irrégularités majeures » qui, cumulées, peuvent peser sur les agrégats nationaux.

L’enjeu, désormais, est double. Juridiquement, la procédure suivra son cours jusqu’à la proclamation par le Conseil constitutionnel, susceptible d’être contestée par voie de recours. Politiquement, la crédibilité du chiffre final dépendra de la traçabilité des PV du bureau au national : cohérence des totaux, accès public aux procès-verbaux scannés, concordance entre PV remis aux mandataires et ceux agrégés par l’administration. Si l’écart entre « légalité » et « légitimité » s’ouvre à nouveau, le pays pourrait retomber dans une séquence de défiance prolongée, coûteuse pour l’autorité de l’État comme pour l’investissement et la stabilité sociale.

Dans un Cameroun où le chef de l’État incarne historiquement le régime, la tentation d’« arranger » le suffrage pour prolonger un règne fatigué demeure forte. Mais la soutenabilité politique d’une victoire obtenue au prix d’une chaîne de décompte opaques se paie toujours, tôt ou tard, d’un déficit durable de confiance. L’heure n’est plus seulement aux additions : elle est à la preuve.