Alors que le pouvoir militaire revendique des succès « décisifs » et exhibe des cargaisons d’armement flambant neuf, le Mali s’enfonce dans une crise totale, sécuritaire, humanitaire, institutionnelle et diplomatique. Les faits, établis par des sources publiques et onusiennes, dessinent un État en recul sur tous les fronts, tandis que les groupes jihadistes gagnent du terrain dans le centre, le nord et désormais l’ouest du pays.

Sur le plan militaire, l’été 2025 marque un tournant. Le 1er juillet, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM, affilié à al-Qaïda) lance des attaques coordonnées contre plusieurs positions dans l’ouest et le centre, dont Niono, Kayes, Nioro du Sahel et Diboli, à la frontière sénégalaise. Quelques semaines plus tôt, l’assaut contre la base de Boulikessi (1er juin) aurait fait des dizaines de morts côté forces maliennes selon des sources concordantes ; le 20 août, de nouvelles attaques coordonnées sont revendiquées. Au-delà du bilan immédiat, l’enjeu est stratégique : l’ouest malien était jusqu’ici l’arrière-base logistique qui relie Bamako au port de Dakar. Sa déstabilisation ouvre un nouveau front qui réduit la profondeur opérationnelle des Forces armées maliennes (FAMa) et menace l’économie nationale.

Cette poussée jihadiste se double d’une pression symbolique. Farabougou, localité devenue emblématique depuis le siège de 2020, est retombée sous contrôle insurgé fin août, une semaine après la prise de son camp militaire. L’effet politique est clair : malgré les annonces de « reconquête », l’État peine à tenir durablement le terrain hors des capitales régionales. Les purges et arrestations au sommet de l’appareil sécuritaire, intervenues en août après des soupçons de complot, n’envoient pas non plus un signal de stabilité à la troupe.

Le coût humain est massif. Pour 2025, les agences humanitaires estiment à environ 6,4 millions le nombre de personnes ayant besoin d’assistance, dont 3,5 millions d’enfants ; l’accès humanitaire se dégrade et les financements restent très en deçà des besoins. Les mouvements de population se poursuivent : des milliers de Maliens continuent de fuir vers la Mauritanie (camp de Mbera) et d’autres pays voisins, tandis que l’ouest voit apparaître des déplacements internes liés aux attaques et aux menaces de blocus. La réduction d’accès sur l’axe Dakar-Bamako, par lequel transite la majorité des importations maliennes (vivres, carburants, matériaux), aggrave mécaniquement l’insécurité alimentaire dans un pays déjà sous tension.

Diplomatiquement, Bamako s’isole. Le 29 janvier 2025, le Mali formalise avec le Burkina Faso et le Niger sa sortie de la CEDEAO, tournant le dos au principal cadre d’intégration régionale. Le pays demeure suspendu de l’Union africaine depuis 2021. À l’interne, le calendrier électoral est renvoyé aux calendes : en mai, les autorités dissolvent les partis politiques ; en juin, un projet de prolongation de mandat de cinq ans est adopté par le gouvernement ; début septembre, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme déplore l’« approfondissement de la répression de l’espace civique ». L’équation est simple : sans perspectives de sortie de transition, l’État perd en légitimité ce qu’il croit gagner en « souveraineté ».

Le pari sécuritaire central qui consiste à remplacer l’appui occidental par des partenaires russes, livre des résultats ambigus. Après l’annonce du retrait de Wagner, l’« Africa Corps », entité adossée au ministère russe de la Défense, affirme rester déployée. Mais la dynamique sur le terrain ne plaide pas pour une amélioration durable : les offensives jihadistes se multiplient, y compris dans des zones jusque-là épargnées, tandis que des tensions persistent entre alliés étrangers et certains segments des forces maliennes. Le changement de partenaire n’a pas résolu la question structurante : renseignement, mobilité, maintien des positions et relations avec les communautés civiles.

À ces vulnérabilités s’ajoute une fragilité énergétique et logistique. Le pays subit des coupures d’électricité récurrentes, liées à des contraintes structurelles (performance d’EDM, baisse de production) qui pèsent sur l’activité et l’acceptabilité sociale du régime. Or l’ouest abrite les barrages du fleuve Sénégal et les grands axes routiers vers Dakar et Nouakchott : toute perturbation de Kayes ou de Nioro menace l’approvisionnement en carburant et en biens essentiels. Les menaces explicites de blocus proférées par le JNIM, incluant des restrictions sur les flux d’hydrocarbures, illustrent ce risque systémique.

Le récit officiel, largement diffusé sur les réseaux sociaux, s’entrechoque avec des données moins flatteuses : bases perdues, personnels tués, accès humanitaire entravé, recul de l’État de droit. Le populisme sécuritaire, qui prétend substituer l’affichage des victoires à la consolidation des institutions, a ses limites : sans contrôle du territoire, sans ancrage local de la force publique et sans espace politique ouvert, la spirale violence-répression-défiance s’auto-alimente.

Pour les citoyens, l’addition est double : une insécurité immédiate, des attaques, des exactions, des déplacements et une vulnérabilité économique accrue par les ruptures logistiques et la crise énergétique. Pour les voisins et partenaires, le risque est régional : extension des violences vers les frontières sénégalaise et mauritanienne, contraction des échanges, pression migratoire et chocs budgétaires. Au-delà du débat sur les alliances, c’est la capacité de l’État malien à rétablir des services, à réconcilier sécurité et droits, et à rouvrir le jeu politique qui conditionnera l’inversion de tendance.

En l’état, les indicateurs convergent : le « récit de souveraineté » masque mal un affaissement étatique. Rompre l’isolement diplomatique, rétablir un calendrier crédible de transition, sécuriser les corridors économiques et adosser la réponse antiterroriste à des mécanismes locaux de médiation sont des prérequis. Sans cela, l’ouest deviendra le chaînon manquant d’un encerclement du pays, et le Mali restera prisonnier d’une victoire proclamée mais introuvable sur le terrain.