Dans le grand théâtre de la politique africaine, où les rôles de premier de la classe sont aussi convoités que précaires, le Sénégal s’est toujours flatté de tenir le sien avec une certaine distinction. Une façade de démocratie vibrante, une diplomatie policée, une stabilité de carte postale. Mais grattez le vernis de la Teranga, et vous découvrirez en coulisses un spectacle bien moins reluisant : celui d’un État devenu accro à l’argent frais, quel qu’en soit le parfum, et qui transforme à grande vitesse son économie en une gigantesque blanchisserie pour capitaux nomades.

Que les âmes sensibles se rassurent, nos grands argentiers de Dakar ont le sens du spectacle. En à peine cinq mois, ils ont orchestré une levée de fonds miraculeuse de plus de 815 milliards de francs CFA sur le marché régional. Une performance, nous dit-on. Une addiction, dirions-nous, qui ferait passer un joueur compulsif pour un gestionnaire prudent. La cadence de cette course folle à l’endettement a de quoi donner le tournis : 43,5 milliards en janvier, puis 55, puis 33 en février, avant l’apothéose de mars avec 150 milliards, suivie d’un feu d’artifice en mai totalisant près de 300 milliards. En moyenne, c’est comme si le Trésor public, pris d’une fièvre acheteuse, claquait 160 milliards par mois sans jamais présenter le moindre ticket de caisse. Où va cet argent ? Mystère et boule de gomme. Avec quelle diligence est-il contrôlé ? N’insistez pas, la question est impolie.

Le véritable chef-d’œuvre de cynisme ne réside pas tant dans cette boulimie financière que dans la provenance délicieusement opaque de la manne. Qui sont ces philanthropes, ces mécènes au cœur si large qui se bousculent pour prêter au Sénégal à des taux parfois princiers ? La République, si prompte à exiger des papiers d’identité à ses citoyens, semble étrangement laxiste lorsqu’il s’agit de ses créanciers. L’identité et la probité des souscripteurs relèvent du secret-défense. On nous pardonnera de suspecter que derrière ces « investisseurs » se cachent moins des fonds de pension scandinaves que des fortunes bâties à la hâte dans les zones grises du trafic, de la corruption et de l’évasion fiscale.

L’épisode du 30 mai est à ce titre une pièce de collection. Sur 66 milliards mobilisés, 42 proviennent d’investisseurs ivoiriens. On nous pardonnera, encore une fois, de douter qu’il s’agisse de la générosité spontanée des planteurs de cacao. S’agit-il de ces intermédiaires financiers dont le seul talent est de rendre l’argent inodore, ou de prête-noms agissant pour le compte de fortunes dont l’origine ferait rougir un rapport du GAFI ? Le silence du gouvernement sénégalais est assourdissant. Il n’est pas une réponse, mais un aveu.

Pendant que Dakar joue au casino avec son avenir, les adultes, eux, ont quitté la pièce. Le Fonds Monétaire International, cette Cassandre institutionnelle, s’époumone en vain. Ses projections ne sont plus des avertissements, mais un acte de décès économique : une dette publique qui atteindra 116 % du PIB en 2025. Un chiffre qui, dans n’importe quel pays géré avec un minimum de sérieux, déclencherait une panique générale et la démission immédiate du ministre des Finances. Au Sénégal, il est accueilli avec le haussement d’épaules de celui qui a déjà commandé une autre bouteille. La croissance future, nous promet-on, portée par les pétrodollars et le gaz, paiera l’addition. Une fable commode, qui oublie que l’ivresse de l’argent facile précède toujours l’inévitable gueule de bois.

Car au cœur de cette cavalcade se trouve le vide abyssal de la gouvernance. Le concept de transparence semble avoir été décrété persona non grata. Les rapports sur les finances publiques sont aux abonnés absents. Les audits indépendants sont une fiction. Dans ce brouillard savamment entretenu, prospèrent des sociétés comme Invictus Capital & Finance, maître de cérémonie de ces emprunts en série. Qui contrôle ces arrangeurs ? Qui vérifie que leurs circuits ne sont pas les autoroutes du blanchiment ? Poser la question, c’est déjà y répondre. Le système n’est pas défaillant ; il est conçu pour être opaque.

Le poison agit déjà. Les retards de paiement aux fournisseurs de l’État se multiplient, l’investissement public patine, et les tensions de trésorerie deviennent le quotidien d’une administration à l’agonie. La dette contractée aujourd’hui avec une légèreté coupable est le garrot qui étouffera l’économie de demain. Chaque obligation émise au nom du peuple sénégalais sans contrôle sur l’origine des fonds est une trahison. Elle n’achète pas le développement, mais la dépendance envers des intérêts obscurs qui, un jour, viendront réclamer leur dû.

La question n’est donc plus de savoir si l’argent sale finance l’économie, mais dans quelle mesure l’État sénégalais est devenu le complice actif de son propre asservissement. Faute d’un sursaut de dignité et d’une exigence de clarté totale, la République exemplaire ne sera bientôt plus qu’un souvenir, noyé sous une marée de dettes et de capitaux douteux. Le Sénégal n’est pas au bord de la crise ; il y danse avec un entrain suicidaire.