La Commission électorale indépendante (CEI) de Côte d’Ivoire vient de publier la liste définitive des électeurs pour l’élection présidentielle d’octobre 2025. Quatre figures emblématiques de l’opposition — l’ex-président Laurent Gbagbo, l’ex-premier ministre Guillaume Soro, l’ex-ministre Charles Blé Goudé et le président du PDCI, Tidjane Thiam — en sont absentes. Si les condamnations judiciaires équivalent à une radiation logique pour Gbagbo, Soro et Blé Goudé, c’est surtout le cas de Tidjane Thiam qui pose question : sa trajectoire juridique et politique illustre les défaillances du système, et suscite un profond malaise dans le microcosme politique ivoirien.
Thiam : de l’ombre judiciaire à l’exclusion politique
Tidjane Thiam, ancien patron de Credit Suisse et président du principal parti d’opposition, le PDCI, justifiait sa candidature par sa renonciation officielle à sa nationalité française en février 2025. Cette démarche lui permettait, en théorie, de satisfaire aux exigence de nationalité unique prévues par la loi électorale ivoirienne .
Pourtant, le 22 avril, un tribunal d’Abidjan a invalidé son inscription au motif qu’il détenait encore la nationalité française au moment de son enregistrement . La CEI s’est alignée sur ce verdict, prononçant son exclusion de la liste finale au côté de Gbagbo, Soro et Blé Goudé . Victime d’une application implacable, certains jugent toutefois cette exclusion excessive : dans un pays où la justice sert souvent d’outil politique, Thiam dénonce une « atteinte démocratique majeure » .
Au-delà des convictions : une exclusion symbolique
L’affaire Thiam renvoie aux événements traumatiques des années 2000, marqués par le concept excluant d’« ivoirité » qui avait conduit à des violences meurtrières. Aujourd’hui, il apparaît que la nationalité devient à nouveau un instrument de marginalisation politique. L’interprétation stricte de la loi montre qu’un renoncement en février ne suffit pas : c’est le statut au moment de l’enregistrement qui compte — une posture rigide, mais juridiquement conforme .
Pour les avocats et militants du PDCI, il s’agit d’une injustice : comment exclure un candidat qui a juridiquement fait ce qu’on lui demandait ? Le parti accuse les tribunaux et la CEI de manipuler les textes pour affaiblir l’opposition et menacer l’égalité des chances électorale .
Jean-Louis Billon : l’opportunité d’un renouveau ?
Face à cette vacance, Jean‑Louis Billon, ancien ministre du Commerce et membre influent du PDCI, a annoncé sa candidature . Né en 1965, Billon souhaite redéfinir l’opposition autour de la réforme de la question nationale : il propose de lever les barrières à la double nationalité et de lancer un vaste chantier institutionnel.
Ses thèmes de campagne sont ciblés : réduction de la masse salariale dans la fonction publique, lutte contre la corruption, promotion de l’investissement privé et décentralisation administrative . Ce virage vers une opposition institutionnelle et pragmatique peut séduire une partie de l’électorat, mais il soulève une question essentielle : Billon sera‑t‑il seul capable de structurer un véritable front contre la majorité présidentielle, ou est‑il l’instrument d’un remplacement par défaut ?
Ouattara : candidat naturel ou dernier recours ?
Le chef de l’État, Alassane Ouattara, n’a pas encore déclaré sa candidature, même si son parti, le RHDP, devrait la désigner d’ici fin juin . À 83 ans, il reste populaire sur le plan économique : la Côte d’Ivoire connaît une croissance soutenue, portée par d’ambitieux projets d’infrastructure (notamment le métro d’Abidjan et la tour financière de 400 m), et se positionne comme locomotive économique de l’Afrique de l’Ouest aux côtés du Nigeria .
Sa probable candidature s’explique non seulement par la stabilité qu’elle offre à ses partisans, mais aussi par l’éparpillement de l’opposition. Or, au regard de l’histoire récente, un scrutin contesté en 2020 avait aggravé les tensions post-électorales, fragilisant le consensus national . Les enjeux sont lourds : redéfinir les équilibres identitaires, apaiser les rancœurs et garantir un scrutin réellement inclusif.
Risques et enjeux pour la paix démocratique
La Côte d’Ivoire n’est pas à l’abri d’un dérapage. Les exclusions ciblées, l’émergence d’un front légaliste minimaliste et l’absence d’un adversaire solide renforcent le risque de conflits politiques ou même de répression. L’instauration d’un climat « à un tour », privant l’opposition de figures emblématiques, constitue une menace pour l’apaisement national.
En outre, l’exigence de transparence juridique et le respect du droit à la candidature soulèvent désormais un débat public : doit-on réformer la loi pour intégrer les cas de renonciation de nationalité ? Billon plaide pour un assouplissement ; la gauche panafricaniste du PDCI l’exige depuis longtemps.
Vers une solution de compromis ?
Plusieurs pistes émergent : l’opposition pourrait chercher un recours à la Cour africaine des droits de l’homme, ou un arbitrage international comme la saisine de la Cour des droits de l’homme de l’ONU, déjà évoquée par Thiam . Sur le plan national, l’opposition demande une concertation interpartis : réforme de la CEI, garantie de transparence de la liste électorale et ouverture politique avant le scrutin.
La question clé demeure le risque d’un scrutin incomplet : sans Thiam, sans Gbagbo, sans leur base respective, le vote pourrait n’être que l’ombre d’une consultation libre. L’histoire récente prouve que l’exclusion institutionnelle d’un camp entier peut conduire à des ruptures violentes.
En définitive, la présidentielle d’octobre 2025 s’annonce comme un défi majeur pour la démocratie ivoirienne. Les exclusions répétées rappellent les défis posés par l’instrumentalisation de la justice et ravivent les anciennes blessures identitaires.
Pour sortir de ces impasses, il faudra plus qu’un candidat : des réformes structurelles s’imposent. L’ouverture de l’espace institutionnel, l’examen de la loi sur la nationalité et une concertation élargie sont essentiels pour éviter une crise. Dans un contexte régional tourmenté par le terrorisme et les violences, la stabilité politique demeure le socle principal d’une émergence durable. La Côte d’Ivoire, qui se pose en locomotive économique, se doit de préserver sa paix civique. C’est l’élan démocratique du pays entier qui est en jeu.