Le drame récent qui s’est déroulé dans le nord-ouest de la République démocratique du Congo rappelle brutalement les risques quotidiens encourus sur le fleuve Congo : un bateau surchargé a chaviré après avoir pris feu, causant au moins 50 morts et laissant des centaines de personnes disparues, selon un responsable local. Ce fait divers tragique, loin d’être isolé, met en lumière les dangers omniprésents qui rythment la vie des Congolais dépendant de cette immense voie navigable. C’est précisément à travers ce drame que nous avons choisi de plonger au cœur du monde fascinant, complexe et paradoxal de la navigation sur le fleuve Congo, explorant son importance économique et culturelle pour des millions de personnes, et donnant la parole à celles et ceux qui vivent, voyagent, commercent et rêvent sur ses eaux tumultueuses.

 

Un fleuve vital pour une économie enclavée

Au cœur de la République démocratique du Congo, le fleuve Congo n’est pas seulement un paysage majestueux : c’est une artère vitale qui irrigue l’économie d’un pays vaste et enclavé. Faute de routes praticables – la RDC est grande comme un sous-continent mais ne possède guère plus de routes goudronnées qu’un petit pays d’Europe – “Le Fleuve”(ainsi que le surnomment simplement les Congolais) est souvent le seul lien entre des provinces isolées et les grands centres urbains. Chaque année, des milliers de tonnes de produits agricoles empruntent ce chemin liquide vers Kinshasa : on estime que la grande majorité des vivres vendus dans la capitale (manioc, maïs, poissons fumés, huile de palme, etc.) proviennent des provinces de l’Équateur ou de l’ex-Bandundu, acheminés par voie fluviale. Sur ces eaux brunes aux reflets d’acier, l’économie formelle côtoie un commerce informel bouillonnant : de petits marchés spontanés fleurissent à chaque escale d’un bateau, et des tonnes de marchandises changent de mains, loin des statistiques officielles.

Le fleuve Congo, long de 4 700 km, est navigable sur environ 1 700 km en continu à l’intérieur de la RDC, de Kisangani jusqu’aux environs de Kinshasa. Avec ses innombrables affluents navigables (Oubangui, Kasaï, Lomami, etc.), il forme un réseau de plus de 16 000 km de voies d’eau. Ce réseau constitue en théorie la colonne vertébrale du transport congolais. En pratique, la navigation fluviale est un défi quotidien : chenaux mal entretenus, bancs de sable traitres, balisage défaillant et épaves à demi immergées rappellent que l’État entretient peu cette infrastructure naturelle. Pourtant, malgré ces écueils, des bateaux partent chaque semaine, lourdement chargés, car personne ici ne peut se passer du fleuve. « Sans le fleuve, nous serions coupés du monde », résume un commerçant de Mbandaka qui envoie régulièrement ses sacs de cossettes de manioc à Kinshasa par bateau. À défaut de routes fiables ou de moyens aériens abordables, l’eau est la seule route pour des millions de Congolais.

 

Pirogues, baleinières et convois : un monde flottant original

Sur le fleuve Congo, on croise une étonnante diversité d’embarcations. Les plus petites sont les pirogues traditionnelles, de frêles canots taillés dans un tronc d’arbre. Propulsées à la pagaie ou par un petit moteur hors-bord, elles servent aux pêcheurs et aux villageois pour rallier la rive opposée ou rejoindre une localité voisine. Au lever du soleil, il n’est pas rare d’apercevoir la silhouette d’une pirogue glissant dans la brume matinale, avec à son bord une femme pagayant vaillamment, de grands régimes de bananes plantain entassés à ses pieds. Ces pirogues sont le taxi rural du fleuve : elles acheminent personnes et biens vers les bateaux plus grands, ou assurent le transport local là où nul bac officiel n’existe.

Viennent ensuite les baleinières, emblématiques du fleuve congolais. Ironiquement baptisées du nom des baleiniers d’autrefois, ces bateaux en bois (parfois en métal) n’ont rien de la solidité d’un navire hauturier. Il s’agit en fait de longues barges artisanales à fond plat, construites de planches assemblées et équipées de moteurs diesel chinois bruyants surnommés dakadaka (pour le son saccadé qu’ils émettent). Les baleinières mesurent souvent 15 à 30 mètres de long et peuvent transporter à la fois des dizaines de passagers et plusieurs tonnes de fret. Un toit rudimentaire en tôle ou en bâche recouvre généralement le pont principal, protégeant partiellement passagers et cargaison du soleil cuisant ou des pluies équatoriales. Ces embarcations de fortune, nées de la débrouillardise congolaise dans les années 1980-90 alors que les transports publics fluviaux déclinaient, forment aujourd’hui l’ossature du trafic fluvial intérieur. “On construit nos bateaux nous-mêmes, faute de moyens officiels”, explique un charpentier de Kisangani spécialisé dans la fabrication de baleinières en bois. Chaque baleinière porte un nom peint à la main, souvent à connotation religieuse ou porte-bonheur – Espoir du FleuveDieu MerciLibengué – comme pour s’attirer la bienveillance des eaux.

Enfin, il y a les grands convois de barges motorisées, vestiges transformés de l’époque coloniale et post-coloniale. Ces barges métalliques, plates et géantes, appartiennent en théorie à des compagnies (parfois à l’État, souvent à des opérateurs privés). Poussées par de puissants remorqueurs, elles naviguent en train, jusqu’à cinq barges attachées l’une derrière l’autre, formant de véritables îles flottantes de plus de 100 mètres de long. Officiellement dédiées au transport de fret lourd – grumes, véhicules, conteneurs, carburant en citerne flottante – ces barges embarquent aussi clandestinement des centaines de passagers. Une inscription “Passagers interdits” est bien visible sur certaines coques, mais elle ne décourage personne : contre quelques francs congolais glissés au chef de bord, de nombreuses familles s’installent à même la cargaison pour profiter du voyage. De Kinshasa jusqu’à Kisangani, en passant par Mbandaka, Lisala ou Bumba, ces lourds convois remontent le courant pour approvisionner l’intérieur du pays en produits manufacturés (vêtements d’occasion, outils, sel, conserves…) et redescendent vers la capitale, chargés des richesses du terroir (sacs de haricots, charbons de bois, poissons fumés, régimes de noix de palme, farine de manioc appelée foufou). Au fil de ces échanges, le fleuve joue pleinement son rôle de “grand marché ambulant” : chaque port d’escale devient une fourmilière où se négocient les denrées, où l’on charge et décharge à la chaîne sous l’œil de grues rouillées, vestiges d’un autre âge.

 

À bord des bateaux, une communauté en huis clos

Une fois le bateau quitté le quai et lancé sur l’ample ruban du fleuve, une vie singulière s’organise à bord. Qu’il s’agisse d’une baleinière grinçante ou d’une barge gigantesque, l’espace est saturé de corps et d’objets. Marchandises et passagers s’entremêlent dans une promiscuité extrême : ici, un tas de sacs de farine sert de matelas à une mère épuisée et son bébé ; là, un amas de bidons d’huile fait office de banc pour de jeunes hommes jouant aux dames sur un plateau improvisé. Chaleur moite, bourdonnements d’insectes, odeur mélangée de mazout, de poisson séché et de transpiration – les sens sont assaillis, et pourtant, une certaine routine finit par naître dans ce microcosme flottant.

Le jour, chacun s’affaire. Les femmes, souvent premières levées, ravivent de petits braseros au charbon de bois pour cuisiner du maïs grillé et du saka-saka (feuilles de manioc pilées) qu’elles vendront aux autres passagers pour quelques pièces. Les hommes discutent, fument, ou aident l’équipage à écoper l’eau infiltrée par les multiples fuites du bateau. Les enfants courent entre les ballots, rieurs, insouciants du danger tout autour d’eux. On chante parfois pour se donner du courage ; un passager sort une guitare et entonne une rumba entraînante que plusieurs reprennent en chœur. En fond sonore, le moteur diesel fait entendre son ronron rauque et régulier – le daka-daka hypnotique qui berce tous les voyages sur le fleuve.

Au fil des heures, la solidarité s’impose. On partage un gobelet d’eau du fleuve (prudemment filtrée à travers un pagne) pour étancher une soif torride sous le soleil vertical. On se relaie pour éventer un enfant fiévreux. Les places assises manquent cruellement, alors on alterne, on s’organise : « Maman, viens t’asseoir ici un moment », propose un jeune à une vieille dame, avant d’aller se percher sur un coin de cargaison. Le pont du bateau devient un village éphémère, avec ses règles tacites et son entraide. On prend son mal en patience lors des longues journées lentes où le paysage change peu : une interminable coulée verte de forêt équatoriale défile sur les berges, interrompue çà et là par l’apparition d’un village sur pilotis ou par le vol d’une colonie d’oiseaux d’eau.

Chaque soir, le convoi fait escale pour la nuit, selon un rite immuable. Le capitaine cherche une berge accueillante, souvent une petite plage naturelle devant un village. Dès que les moteurs se taisent, une partie des passagers descend à terre avec soulagement. Les hommes s’empressent de déployer une natte ou une bâche plastique sur la grève pour dormir à la belle étoile, appréciant de s’éloigner quelques heures de la cohue du bord. Quelques femmes descendent aussi, mais nombre d’entre elles préfèrent rester sur le bateau pour la nuit, par prudence. Autour des feux allumés sur la berge, on rit et on bavarde sous les étoiles brillantes du ciel congolais. Des histoires circulent : les anciens content des anecdotes de voyages passés, où il est question de courants traîtres, de tempêtes soudaines, ou de rencontres étonnantes faites en chemin. On évoque tel village où l’accueil fut merveilleux, ou telle frayeur quand un hippopotame en colère a failli renverser une pirogue. Les plus jeunes écoutent avec fascination, pendant que les grillons entonnent leur concerto nocturne. Puis, aux premières lueurs, un chant du coq perçant la moiteur matinale réveille le campement : il faut repartir.

 

Marchands, chercheurs d’avenir et familles du fleuve

Parmi les voyageurs du fleuve se tissent mille destins. Il y a d’abord les “mamans” commerçantes, ces femmes entreprenantes qui écument le fleuve pour acheter et vendre. Maman Esther, 19 ans, est de celles-là – on l’appelle “maman” par respect depuis qu’elle a un bébé, bien qu’elle soit à peine sortie de l’adolescence. À Kisangani, Esther a chargé 26 sacs de haricots à bord d’une barge en partance vers l’ouest. Son objectif : revendre cette cargaison vivrière à un bon prix dans un port en aval. « Je descendrai du bateau dès que je trouverai preneur à un prix correct », explique-t-elle d’un ton déterminé, son bébé attaché dans le dos. Le fleuve est pour elle un moyen de subsistance : la modeste plus-value qu’elle tirera de sa vente servira à nourrir sa famille et à racheter d’autres produits, avant de prendre un bateau en sens inverse pour rentrer chez elle. Commercer en nomade est devenu son quotidien. « Ici, on est trop pauvres. La vie est dure, mais je me débrouille », confie Esther dans un sourire fugace. Sur le pont, elle montre du doigt une minuscule embarcation de fortune qui flotte non loin : trois personnes juchées sur un radeau de bambou et de bidons vides se laissent porter par le courant. « Tu vois, ils n’ont même pas l’argent pour payer le bateau. Alors ils ont construit ça pour aller jusqu’à la prochaine ville. » La scène illustre l’extrême précarité qui règne le long du fleuve : certains, faute de moyens, dérivent sur des radeaux pendant des jours, risquant leur vie, simplement pour rejoindre un marché ou de la famille.

À côté des marchands, beaucoup de passagers sont de simples voyageurs avec un espoir en tête. Jean-Marie, 23 ans, a embarqué à Mbandaka sur une baleinière bondée en direction de Kinshasa. Autour de lui, on devine tout son avoir dans un seul sac de voyage. « Je pars tenter ma chance à Kin la belle », dit-il, optimiste, en parlant de la capitale. Il n’a aucun contact sûr, seulement l’adresse vague d’un “grand cousin” qu’il compte bien retrouver une fois arrivé. Comme lui, nombre de jeunes hommes empruntent le fleuve pour “monter à Kin” en quête de travail, misant sur la solidarité familiale une fois sur place. Dans la culture congolaise, un parent éloigné qui débarque à la maison sera accueilli et nourri quelque temps – ce réseau de solidarité pallie l’absence de moyens de transport faciles. Ainsi, le voyage de Jean-Marie n’est pas qu’une aventure personnelle : c’est souvent un arrangement économique familial, où l’on envoie un membre “percer” en ville pour ensuite aider le reste de la parenté restée au village.

On rencontre aussi sur ces bateaux des familles entières se déplaçant pour des événements sociaux. Voici par exemple la famille Ilunga : père, mère, enfants et oncle, originaires du Kasaï, installés sur le fleuve depuis trois jours. Ils vont vers Kisangani où doit se tenir un mariage familial. Sous une couverture qui les abrite du soleil, les Ilunga tuent le temps en épluchant ensemble des arachides et en échangeant des nouvelles des cousins qu’ils retrouveront bientôt. « Le trajet est long, mais au moins on est ensemble », philosophe la mère en resserrant son pagne. Le fleuve, malgré ses inconforts, offre à cette famille un rare moment de vie commune loin des durs travaux des champs. Autour d’eux, d’autres passagers sont devenus compagnons de route : on se raconte d’où l’on vient, où l’on va, on échange des provisions, on berce le bébé du voisin pour le calmer. Dans l’entrelacs de ces vies nomades, une communauté itinérante prend forme le temps du voyage.

 

Légendes et mosaïque culturelle au fil de l’eau

Le fleuve Congo charrie autant d’histoires et de mythes qu’il transporte de marchandises. Chaque méandre a sa légende, chaque rapide son récit terrifiant transmis de génération en génération. Les riverains murmurent par exemple le nom de Mami Wata, une mystérieuse sirène des eaux dont la présence est redoutée. « Le fleuve est le foyer de Mami Wata », affirment certains pêcheurs en baissant la voix. Cette déesse aquatique, mi-femme mi-poisson selon les descriptions, serait capable tantôt de bénir tantôt de maudire ceux qui naviguent. Près d’un îlot rocheux surnommé “Île du Diable” dans le courant en amont de Kinshasa, on raconte qu’aucun humain n’a pu y accoster sans y laisser la vie – la faute, pensent les villageois, à l’esprit vaudou de la sirène qui le garde jalousement. Ces croyances, profondément enracinées, témoignent de la relation quasi mystique qu’entretiennent les populations locales avec “leur” fleuve-mère. Avant un grand voyage, il n’est pas rare que l’équipage accomplisse une petite cérémonie : une courte prière chrétienne à haute voix – la RDC est très pieuse – suivie d’une libation de quelques gouttes de vin de palme versées dans le fleuve en hommage aux ancêtres de l’eau. On espère ainsi s’attirer la protection divine et ancestrale pour la traversée à venir.

La diversité culturelle est un autre trésor flottant du fleuve Congo. À bord d’un même bateau, on trouve des passagers issus de provinces et d’ethnies variées, reflétant le patchwork congolais. La langue lingala règne en maître sur le cours moyen du fleuve – c’est la langue commune de la rivière, apprise par tous pour échanger – mais l’oreille attentive distinguera aussi du swahili venu de l’est, du kikongo du sud-ouest, du lomongo ou du lingombe des peuples riverains de l’Équateur… Sur le pont, on passe sans s’en apercevoir d’une conversation en lingala populaire ponctuée de blagues et de “mbua te” (“pas de problème”, en argot) à un débat animé en swahili entre deux commerçants de Kisangani. Et quand vient l’heure de manger, c’est un festival : tel groupe partage un nshima (boule de maïs) accompagné de poisson salé, tandis qu’à quelques mètres une famille déguste des chenilles grillées achetées dans un village précédent, et qu’un vendeur ambulant slalome entre les passagers en criant “Mbisi, mbisi!” pour vendre du poisson frais tout juste pêché. Le fleuve est un creuset où se côtoient les cultures : on y échange des recettes, des chansons, des histoires drôles dans toutes les langues du pays. Sur ces eaux, un Mongo du nord peut lier amitié avec un Luba du Kasaï, une grand-mère swahiliphone apprend quelques mots de lingala, un citadin découvre stupéfait la légende de tel esprit de la forêt racontée par un villageois. Les rives elles-mêmes offrent un kaléidoscope culturel : églises aux chants gospel vibrant à deux pas de villages animistes, barques de pêcheurs pygmées glissant non loin des pirogues des peuples Bantous, et partout une hospitalité chaleureuse lorsque le bateau accoste. « Le fleuve nous unit plus qu’il ne nous sépare », aime à dire un vieux capitaine : il sert de pont vivant entre toutes les âmes du Congo.

 

Les périls du voyage et l’espoir d’un renouveau

Naviguer sur le fleuve Congo n’est toutefois pas un long fleuve tranquille. Les dangers sont omniprésents et chaque voyageur en a conscience dès qu’il met le pied à bord. Les accidents fluviaux endeuillent régulièrement le pays. Bateaux surchargés au-delà du raisonnable, orages violents qui surgissent la nuit, coques vétustes mal entretenues laissant s’infiltrer l’eau, pilotes épuisés après des heures de barre… Les causes de naufrages ou d’incendies ne manquent pas. Récemment, un terrible incendie s’est déclaré de nuit sur une baleinière en bois bondée au large de Mbandaka (dans la province de l’Équateur) : en un clin d’œil, les flammes attisées par le vent ont dévoré l’embarcation surchargée de passagers. Le bilan a dépassé la cinquantaine de victimes, tragédie hélas peu surprenante pour les habitués du fleuve. « Combien de vies faudra-t-il encore perdre avant que des mesures soient prises ? » s’indignait un observateur local après ce drame. Les survivants racontent avoir vu des dizaines de passagers paniqués sauter à l’eau, sans gilet de sauvetage – car ces dispositifs de sécurité élémentaires font cruellement défaut à bord des bateaux congolais. La plupart des Congolais ne sachant pas nager, le fleuve peut se transformer en piège mortel à la moindre avarie.

Outre les accidents spectaculaires, il y a le lot quotidien des avaries et incidents mineurs. S’échouer sur un banc de sable est presque un rite de passage pour tout capitaine : le convoi est alors immobilisé des heures durant, le temps que l’équipage et les passagers descendent pousser, tirer, désembourber le bateau à la force des bras. Les collisions ne sont pas rares non plus, surtout la nuit lorsque certains bateaux naviguent sans feux de position, défiant l’obscurité et le courant. Dans ces moments de frayeur, la solidarité reprend le dessus : on évacue tant bien que mal les enfants vers les pirogues de secours, on prie ensemble jusqu’à l’aube si on doit attendre des secours. Les passagers le savent, chaque voyage comporte une part de risque, une loterie où l’on mise sur la chance et la Providence – ce n’est pas un hasard si tant de bateaux se nomment EspoirInshallah ou Miracle de Dieu.

Face à ces périls, les autorités et les ONG tirent régulièrement la sonnette d’alarme. Des projets existent sur le papier pour améliorer la sécurité fluviale : mieux contrôler le chargement des navires, former les équipages, remettre des balises sur les passages dangereux, ou encore renforcer les contrôles contre les surcharges. Après le drame de Mbandaka, le gouvernement provincial a promis une opération coup de poing pour interdire les départs de baleinières en surcharge manifeste. Mais sur le terrain, l’application reste aléatoire, freinée par le manque de moyens et les tracasseries administratives – de multiples services de contrôle jalonnent le fleuve, parfois plus enclins à percevoir des bakchichs qu’à appliquer la loi. Beaucoup de bateliers naviguent sans permis en règle, et les gilets de sauvetage demeurent une rareté coûteuse.

Malgré tout, l’espoir d’un renouveau du transport fluvial n’est pas éteint. Dans les bureaux feutrés de Kinshasa, on reparle périodiquement de “redynamiser” la voie fluviale. Des partenaires internationaux proposent de financer le dragage du fleuve et la réhabilitation de ports intérieurs. Des projets privés émergent aussi : ici un opérateur lance une petite vedette express pour relier deux villes en quelques heures, là un homme d’affaires rêve de développer des croisières touristiques de luxe sur le fleuve aux mille merveilles. Si ces initiatives en sont à leurs balbutiements, elles témoignent d’une prise de conscience : ce gigantesque boulevard fluvial recèle un potentiel énorme pour relier les populations et stimuler l’économie, à condition d’y investir et de le sécuriser.

En attendant ces jours meilleurs, la vie continue de s’écouler sur le fleuve Congo, imperturbable. Jour après jour, des bateaux quittent les ports boueux chargés d’espoirs et de denrées, et d’autres arrivent à quai, dégorgeant leur flot de voyageurs aux visages fatigués mais soulagés. Le Fleuve, indifférent aux troubles humains, poursuit son cours depuis des millénaires, reliant les peuples et façonnant la culture congolaise. Sur ses eaux puissantes, on prie, on chante, on souffre, on échange et on survit. C’est un monde en soi, rude et envoûtant, où chaque voyage est une aventure collective. Et lorsque, au coucher du soleil, les eaux du Congo reflètent un ciel d’or et de braise, on comprend pourquoi tant de Congolais, malgré tout, aiment passionnément leur fleuve : il est le témoin de leurs luttes et le berceau de leurs histoires, le lien vivant entre le passé et l’avenir de tout un peuple.