La lueur des bronzes du Bénin brille depuis plus d’un siècle dans les salles feutrées de musées occidentaux, loin des palais d’où ces objets furent arrachés. À Londres, la pierre de Rosette attire chaque jour les foules au British Museum, rappelant que la clé de voûte de l’histoire égyptienne demeure exposée loin de la vallée du Nil. De Paris à Berlin, les chefs-d’œuvre d’art africains trônent dans les galeries européennes, témoins muets d’un passé de pillages et de conquêtes coloniales. Mais derrière le vernis de ces expositions, une revendication autrefois marginale se fait entendre avec une force nouvelle : celle de rendre ces trésors culturels aux pays d’où ils proviennent.
Autrefois portée seulement par quelques voix, l’idée de restituer les œuvres spoliées durant la colonisation s’est muée en un véritable mouvement international. Des pays comme la France, l’Allemagne ou les Pays-Bas amorcent aujourd’hui des retours d’objets vers l’Afrique, conscients qu’il s’agit à la fois d’un devoir moral et d’un geste politique attendu depuis longtemps. Loin d’être un simple symbole, la restitution de ces œuvres s’inscrit dans une dynamique de justice historique, de recouvrement de souveraineté culturelle et de rééquilibrage des relations entre l’Europe et l’Afrique.
Il faut rappeler que la plupart de ces œuvres n’ont pas quitté l’Afrique de leur plein gré, mais bien souvent sous la contrainte et la violence. En 1897, une expédition militaire britannique rasa le royaume du Bénin (dans l’actuel Nigeria) et s’empara de milliers de sculptures de bronze et d’ivoire qui ornaient le palais de l’Oba, le souverain. Vendues aux enchères pour financer l’opération coloniale, ces pièces royales – aujourd’hui connues sous le nom de bronzes du Bénin – ont été dispersées aux quatre coins du monde. De même, en 1868, les troupes britanniques pillèrent le trésor impérial d’Éthiopie à Magdala, emportant manuscrits enluminés, couronnes et tabots sacrés. Ce butin, depuis conservé dans des collections à Londres ou ailleurs, fait encore l’objet de demandes de retour pressantes de la part d’Addis-Abeba.
La trajectoire de la pierre de Rosette illustre aussi cette histoire de dépossession. Découverte par les savants de Napoléon en 1799 dans le delta du Nil, cette stèle gravée fut cédée aux Britanniques en 1801 lors de la capitulation française en Égypte. Elle a depuis été exposée au British Museum, où elle demeure depuis plus de deux siècles, au grand dam des Égyptiens. Voir ce monument clé de leur histoire nationale trôner à Londres est, pour beaucoup au Caire, le symbole d’une injustice coloniale toujours pas réparée. L’Égypte souligne d’ailleurs qu’elle n’a jamais consenti à ce transfert – pas plus qu’elle n’a pu empêcher l’exode de ses antiquités pharaoniques vers les musées et collections d’Europe tout au long du XIXe siècle.
Plus largement, les collections égyptiennes dispersées à travers l’Europe témoignent d’un pillage scientifiquement orchestré à l’époque coloniale. Du Louvre à Berlin, de Turin à Londres, des salles entières regorgent de momies, de sarcophages, de statues et de bijoux exhumés d’Égypte à une époque où le pays n’avait pas la maîtrise de son patrimoine. Le célèbre buste de Néfertiti, par exemple, découvert en 1912 lors de fouilles menées par une équipe allemande, a quitté le sol égyptien dans des conditions troubles pour rejoindre Berlin. Depuis plus d’un siècle, il est exposé au Neues Museum de la capitale allemande, malgré les requêtes répétées du Caire pour le récupérer. En conservant ainsi hors d’Afrique une part inestimable de l’héritage culturel égyptien, l’Europe a privé les populations locales, des générations durant, d’un accès direct à leur propre histoire.
Reconnaître ce passé de spoliation, c’est admettre qu’une injustice continue tant que ces œuvres demeurent hors de portée de leurs légitimes propriétaires culturels. La restitution apparaît dès lors comme un impératif de justice. De la même manière que les tableaux volés par les nazis ont été restitués aux familles spoliées après la Seconde Guerre mondiale, les biens arrachés par la force aux sociétés africaines appellent une réparation tangible. Rendre ces œuvres, ce n’est pas « effacer » l’histoire, comme le prétendent certains détracteurs, mais au contraire la corriger : c’est reconnaître que leur présence en Occident résulte d’actes d’appropriation illégitimes, et qu’il est temps d’y remédier.
Sur le plan culturel, rapatrier ces trésors revêt une importance cruciale pour les pays d’origine. On estime qu’environ 90 % du patrimoine culturel de l’Afrique subsaharienne est aujourd’hui conservé hors d’Afrique, principalement dans les musées occidentaux. Ce chiffre vertigineux révèle l’ampleur de la dépossession : la plupart des Africains n’ont jamais eu l’occasion de voir de près les œuvres majeures de leur propre héritage, exposées à des milliers de kilomètres de leur terre d’origine. Restituer ces objets permet aux peuples concernés de renouer avec une partie d’eux-mêmes. La souveraineté culturelle d’une nation passe par la capacité à préserver, étudier et exposer son patrimoine sur son sol. Réintégrer ces œuvres dans leur contexte d’origine, c’est redonner aux jeunes générations africaines accès à leur histoire et à leur identité, sans l’intermédiaire exclusif du prisme européen. C’est aussi restaurer une fierté nationale en montrant que les créations de leurs ancêtres ne sont pas destinées à demeurer éternellement dans des vitrines lointaines.
Par ailleurs, l’argument souvent avancé selon lequel les pays africains ne sauraient pas prendre soin de ces objets précieux ne tient plus. Certes, la période post-coloniale a pu être marquée, ici ou là, par un manque de moyens muséaux, mais la situation a considérablement évolué. Partout en Afrique, des musées modernes émergent et des professionnels formés veillent à la conservation du patrimoine. Le Sénégal a inauguré à Dakar un Musée des Civilisations noires ultramoderne, le Nigéria projette un grand musée à Benin City pour accueillir les bronzes restitués, et le Bénin a désormais de quoi exposer ses trésors royaux revenus d’Hexagone. D’ailleurs, aucun musée n’est totalement à l’abri du risque : l’argument selon lequel mieux vaut garder ces œuvres en Europe pour les protéger apparaît dès lors de plus en plus paternaliste et dépassé.
Le retour des objets spoliés comporte également un enjeu diplomatique majeur. Chaque restitution accomplie est un geste de reconnaissance de la souveraineté des États africains et de respect envers leurs peuples. C’est une façon concrète pour les anciennes puissances coloniales d’assumer leur histoire et d’apaiser, ne serait-ce qu’un peu, les blessures mémorielles toujours vives. En 2017, dans un discours à Ouagadougou, le président français Emmanuel Macron a fait sensation en s’engageant à faciliter des restitutions du patrimoine africain. Quatre ans plus tard, en 2021, la France a rendu au Bénin 26 pièces des trésors royaux d’Abomey qui avaient été pillées en 1892 par les troupes coloniales – une première dans l’histoire française, saluée tant en Afrique qu’en Europe. L’année suivante, l’Allemagne a conclu un accord pour transférer à terme plus de 1 000 bronzes du Bénin issus des musées berlinois vers le Nigeria. En 2023, les Pays-Bas ont, à leur tour, restitué à l’État nigérian des sculptures et plaques anciennes du royaume de Bénin détenues dans leurs collections. Même au Royaume-Uni, pourtant jusqu’ici réticent, des institutions indépendantes comme le Horniman Museum de Londres ont choisi de rendre volontairement des objets au Nigeria, exerçant une pression morale croissante sur le British Museum. Celui-ci, qui possède la plus grande collection de bronzes du Bénin (environ 900 pièces), se trouve de plus en plus isolé dans son refus catégorique – appuyé sur une loi britannique interdisant de déclasser les collections nationales, une barrière juridique qui apparaît aujourd’hui bien anachronique face à l’élan international en faveur des restitutions.
Restituer ces œuvres ne constitue pas seulement un regard tourné vers le passé, c’est aussi préparer un avenir plus équilibré. Le retour de ces biens culturels peut donner lieu à de nouvelles coopérations. Plutôt que d’appauvrir l’offre culturelle mondiale, il la redistribue plus équitablement. Les musées africains renforcés par ces rapatriements pourront attirer un public local et international, stimulant au passage le tourisme culturel et l’économie locale. Le futur musée de Benin City, consacré aux bronzes restitués, aspire à devenir un haut lieu du patrimoine ouest-africain, attirant chercheurs et visiteurs du monde entier. Du côté des musées européens, la restitution ne signifie pas un « vide » sur les étagères, mais l’occasion de repenser la présentation des collections et de nouer des partenariats avec les institutions des pays d’origine. Des expositions temporaires itinérantes, des échanges de pièces ou des prêts à long terme peuvent remplacer la détention exclusive. Dans un monde où le numérique permet de partager largement les connaissances et les images, la localisation physique d’un artefact n’empêche plus sa diffusion culturelle. On peut donc imaginer que, loin de perdre leur aura, les musées occidentaux gagneront en crédibilité et en éthique en accompagnant le mouvement de restitution, et en se définissant davantage comme des carrefours d’échanges que comme de simples coffres-forts patrimoniaux.
En définitive, la restitution des œuvres d’art africaines spoliées n’est ni une mode passagère ni une faveur accordée : c’est un impératif moral et historique. Il en va de la reconnaissance de la dignité des peuples qui ont vu leur patrimoine dispersé, et de la volonté de solder, au moins en partie, les comptes d’une histoire coloniale douloureuse. Rapporter ces objets sur la terre de leurs ancêtres, c’est permettre qu’ils y retrouvent tout leur sens, au sein des cultures qui les ont créés et pour lesquelles ils possèdent une valeur spirituelle et identitaire inestimable. C’est également ouvrir une nouvelle page dans les relations entre l’Afrique et l’Occident : une page placée sous le signe du respect mutuel et de la coopération, plutôt que sous celui de la domination et de la prédation. Certes, restituer ne fera pas oublier le passé, mais cela y contribue : c’est un pas concret vers la réparation des torts historiques. À l’heure où l’on prône une plus grande justice dans les échanges internationaux et une meilleure écoute des héritages culturels longtemps marginalisés, la restitution des trésors africains s’impose comme une évidence – celle d’un patrimoine mondial enfin partagé plus équitablement.