Un tandem au sommet de l’État, bientôt brisé
Au Sénégal, l’élection de Bassirou Diomaye Faye à la présidence de la République, couplée à la nomination d’Ousmane Sonko comme Premier ministre, laissait penser qu’un nouveau tandem politique allait insuffler un vent de renouveau. Aux premiers jours du mandat, les deux hommes semblaient aussi unis que des frères siamois, rappelant leur proximité durant les années d’opposition. Pourtant, derrière l’apparente cohésion, une guerre feutrée se déroulait au cœur des institutions. Les observateurs constataient qu’Ousmane Sonko occupait un espace de plus en plus large, reléguant le président Faye au second plan.
Si le Sénégal a longtemps vécu sous un régime présidentialiste, la période actuelle se caractérise par un déséquilibre inédit : un président officiellement élu, mais privé de ses pouvoirs réels, et un Premier ministre omnipotent, qui concentre l’Exécutif, le Législatif et même l’influence sur la Justice. Aux yeux de la Constitution, c’est Bassirou Diomaye Faye qui demeure garant des institutions. Dans les faits, il se comporte comme un homme ayant abdiqué son autorité. Ousmane Sonko, qui n’a jamais remporté de scrutin présidentiel, dirige en réalité toutes les affaires de l’État. Ce glissement institutionnel heurte l’équilibre des pouvoirs et nourrit un malaise profond dans l’armée, révélant une fracture inédite dans le fonctionnement traditionnel des institutions sénégalaises.
Les conséquences sur la scène intérieure se multiplient, entamant autant la crédibilité financière qu’économique du pays, tandis que la diplomatie sénégalaise s’enlise dans des positionnements ambigus. Les tensions, demeurées longtemps dissimulées, transparaissent désormais sur la scène publique. Au centre de la discorde : un Premier ministre trop entreprenant, qui ne craint pas de couper l’herbe sous le pied d’un président considéré comme incapable d’imposer son autorité.
L’ascension controversée d’Ousmane Sonko
Loin d’être un dirigeant irréprochable, Ousmane Sonko transporte son lot de polémiques depuis plusieurs années. Avant même d’accéder à la Primature, il avait multiplié les gestes et déclarations fracassantes, particulièrement à l’encontre de pays étrangers. Il n’a jamais caché son sentiment d’hostilité envers l’Arabie saoudite, allant jusqu’à qualifier les Saoudiens « d’escrocs » et déclarant qu’il ne mettrait jamais les pieds dans les lieux saints de l’islam.
Cette ligne de conduite a eu des répercussions concrètes sur les relations bilatérales. L’une des illustrations majeures demeure la suspension d’un important contrat liant le Sénégal à Aqwa Power, groupe saoudien spécialisé dans le dessalement d’eau. Non seulement cette décision a entaché le climat de confiance avec Riyad, mais elle a aussi bloqué un projet essentiel pour l’accès à l’eau potable, projet chiffré à plusieurs centaines de milliards de francs CFA. À l’époque, Ousmane Sonko assumait pleinement ce choix, se plaçant déjà en arbitre unique de la politique sénégalaise, au détriment du président Faye, censé être le principal décisionnaire.
Un président en quête de légitimité internationale
Malgré cette crise latente au sommet de l’État, Bassirou Diomaye Faye s’est efforcé de construire une stature internationale par une série de déplacements diplomatiques. En septembre 2024, il est reçu à Pékin par Xi Jinping, promettant de revitaliser la coopération sino-sénégalaise. Quelques semaines plus tard, il s’envole pour l’Arabie saoudite et participe au Future Investment Initiative Forum, avant de poursuivre en Turquie. En décembre, c’est au tour des Émirats arabes unis, où il est accueilli par le président Mohammed Bin Zayed Al Nahyan, puis du Qatar, où l’Émir Tamim bin Hamad Al Thani lui réserve un accueil chaleureux.
Pourtant, ces tournées se soldent par de cuisants échecs. Aucune promesse de financement majeure n’est concrétisée, les gouvernements visités se montrant frileux face aux incertitudes de la nouvelle administration sénégalaise. Il faut dire que l’État, déjà en délicatesse financière, était en rupture de ban avec les institutions internationales telles que le FMI, tandis qu’Ousmane Sonko affichait sa volonté de se tourner vers les pays du Golfe et d’Asie pour combler les besoins budgétaires. En fin de compte, le président Faye revient de ses voyages sans accords solides, perdant en crédibilité auprès de l’opinion publique. Au contraire, ces revers renforcent indirectement Ousmane Sonko, qui, de son côté, se prépare à lancer ses propres démarches diplomatiques
La diplomatie parallèle d’Ousmane Sonko
Constatant la déconvenue de Bassirou Diomaye Faye, Ousmane Sonko s’engage alors dans une stratégie de contournement. Il programme des déplacements similaires au Moyen-Orient et en Asie, espérant obtenir là où le président a échoué. Dans les coulisses, il laisse entendre aux partenaires potentiels qu’il est le véritable homme fort du pays. La Primature met en avant l’argument suivant : la direction politique et la signature finale sont entre les mains du Premier ministre, non du chef de l’État.
Cette attitude traduit également sa posture de « pompier pyromane » : il conseille Faye dans certaines décisions hasardeuses, le laisse commettre des erreurs, puis se présente comme le seul à pouvoir réparer les dégâts. Les investisseurs, venus initialement pour rencontrer le président, sont redirigés vers la Primature, où Sonko affirme détenir tous les leviers. Le président, de son côté, ne fait rien pour inverser la tendance. Bien au contraire, il oriente systématiquement ses interlocuteurs vers le cabinet du Premier ministre, ce qui ancre durablement l’idée qu’il a renoncé à son rôle exécutif.
Le cas du port de Ndayane illustre cette inversion des rôles. Après avoir bloqué le chantier pendant plusieurs mois, Sonko recontacte lui-même les investisseurs émiratis, prétendant solutionner un problème qu’il avait en réalité contribué à créer. De fait, Ousmane Sonko accapare aujourd’hui le levier diplomatique, affichant une posture de « sauveur » face à un président toujours plus effacé.
Les maladresses sur la scène africaine
Le Premier ministre ne s’arrête pas à la seule sphère du Moyen-Orient et de l’Asie. Il s’active également en Afrique de l’Ouest, reprenant les mêmes destinations déjà visitées par Diomaye Faye : Gambie, Mali, Mauritanie. Cette fois, il joue la carte de la rupture avec l’ancien régime de Macky Sall, évitant toute référence à son prédécesseur, voire aux réalisations clés (pont transgambien, pont de Rosso, etc.).
Lors d’une visite à Banjul, Sonko présente le Sénégal comme un pays désormais émancipé d’influences extérieures. Il réitère cette attitude à Bamako, devant les autorités maliennes dirigées par la junte au pouvoir. Tandis que Bassirou Diomaye Faye incarnait la légitimité démocratique, Sonko n’hésite pas à saluer l’Alliance des États du Sahel (AES) menée par des putschistes. Cette position ambiguë trouble la Cédéao, l’Union africaine et d’autres partenaires, d’autant plus qu’elle contraste fortement avec les alliances traditionnelles du Sénégal.
Au moment de se rendre en Mauritanie, Sonko nourrit l’espoir de surmonter un différend majeur autour de l’exploitation du gaz et du pétrole offshores, hérité des discussions entre Macky Sall et Ghazouani. Or, sa visite à Nouakchott est un échec retentissant. Les autorités mauritaniennes, qui avaient déjà fait front commun avec Macky Sall pour refuser certaines prétentions de BP, expriment un fort scepticisme vis-à-vis du nouveau gouvernement sénégalais. Les propos passés de Sonko, estimant que le Sénégal devrait obtenir une part supérieure à la Mauritanie dans l’exploitation des gisements, ont laissé des traces.
Le résultat est sans appel : la Mauritanie se rapproche d’autres partenaires tels que le Maroc ou les Émirats arabes unis pour commercialiser ses ressources. De son côté, le Sénégal demeure dans l’incertitude, faute de ligne diplomatique claire et d’expertise suffisante dans ce domaine hautement technique. Selon plusieurs sources, le climat délétère entre Sonko et Diomaye Faye pèse lourd sur les tractations, chacun cherchant à s’attribuer le rôle de négociateur principal sans parvenir à une entente concrète.
Une Assemblée nationale sous contrôle
L’élection présidentielle suivie des législatives avait suscité l’idée d’un partage du pouvoir. Un accord tacite prévoyait qu’en cas de victoire de la coalition, Ousmane Sonko hériterait de la présidence de l’Assemblée nationale, tandis que Diomaye Faye conserverait la présidence de la République et la haute main sur la diplomatie. Pourtant, la réalité a tourné au désavantage du chef de l’État.
Au lieu d’accepter la direction du Parlement, Ousmane Sonko a préféré placer un fidèle, El Malick Ndiaye, au perchoir, tout en conservant la Primature. De fait, le Premier ministre contrôle désormais les deux organes-clés de la République : le gouvernement et l’Assemblée nationale. Le coup de maître est complet : Diomaye Faye, censé incarner la plus haute fonction de l’État, se retrouve isolé et privé des moyens d’action les plus élémentaires.
Si les critiques émanent des observateurs et de certains élus, le président ne fait rien pour rectifier le tir. Sonko poursuit son avancée, nommant des proches à des postes stratégiques, y compris au sein du ministère de la Justice. Les procureurs et juges susceptibles de freiner ses ambitions lui sont acquis, renforçant davantage sa position dans les rouages de l’État.
L’annulation du contrat Acwa Power : une affaire emblématique
Parmi les dossiers litigieux qui ont illustré ce rééquilibrage de pouvoir figure l’annulation du méga-contrat de dessalement d’eau avec la société saoudienne Acwa Power. D’un montant de 700 millions d’euros, cet accord avait été signé quelques jours avant la fin du mandat de l’ex-président Macky Sall.
Le nouveau gouvernement a dénoncé ce contrat, invoquant l’absence d’études environnementales et des coûts jugés trop élevés pour la population. La responsabilité officielle est attribuée au président Faye. Toutefois, il apparaît aujourd’hui que le vrai instigateur de la rupture est Ousmane Sonko, en cohérence avec ses propos critiques envers Riyad. Les autorités saoudiennes ont perçu cette dénonciation comme un affront, fragilisant encore plus leurs relations avec Dakar.
Pour tenter d’apaiser les tensions, Bassirou Diomaye Faye a tenté une renégociation à l’automne 2024, mais il s’est heurté à la froideur de ses interlocuteurs, persuadés que le seul décisionnaire crédible demeure Sonko. Par la suite, ce dernier a fait mine de « sauver » le projet en reprenant contact avec les parties concernées. C’est un schéma récurrent : le Premier ministre laisse le président s’empêtrer dans des décisions conflictuelles, puis réapparaît pour se présenter en pacificateur.
La question sensible des droits de l’homme et des influences étrangères
La posture d’Ousmane Sonko ne se borne pas à l’économie ou à la diplomatie de grands projets. Les enjeux sociétaux et géopolitiques s’invitent aussi dans la conversation. À l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, il n’hésite pas à faire des déclarations en demi-teinte sur l’homosexualité, prétendant vouloir « gérer » ce sujet. Cette prise de position contraste avec celle de l’ex-président américain Donald Trump, qui se revendique pour la défense d’un modèle traditionnel.
Les acteurs occidentaux, et notamment les États-Unis, voient d’un mauvais œil les affaires en suspens telles que celle d’Adji Sarr, dont le dossier pourrait ressurgir. Conscient de l’impact potentiel sur sa réputation internationale, Sonko privilégie des alliances avec des puissances moins regardantes sur les droits de l’homme, comme certains pays du Golfe ou d’Asie. Dans les chancelleries occidentales, on considère que la politique sénégalaise a basculé dans un jeu personnel où les questions de gouvernance et de libertés fondamentales passent au second plan.
Les réseaux occultes et la mainmise sur la finance
Au-delà de la sphère diplomatique, Ousmane Sonko détient également les leviers financiers, grâce à une mainmise sur le ministère du Budget et des Finances. Le président Faye, autrefois détenteur de ce pouvoir, a cédé sans combattre, envoyant systématiquement les bailleurs de fonds au cabinet du Premier ministre. Tout projet d’envergure, toute mission d’investisseurs étrangers, aboutit in fine à la Primature, où les décisions se prennent en l’absence du chef de l’État.
Cette concentration des pouvoirs se manifeste dans les grands projets énergétiques. Des interlocuteurs, comme Hussein Al Nowais (ancien patron du Fonds Khalifa pour le Développement des Émirats Arabes Unis), se retrouvent à négocier directement avec Sonko. Parallèlement, un conseiller spécial nommé par le Premier ministre a été chargé de suivre des dossiers cruciaux, dont la relance du port de Ndayane.
Dès lors, une rumeur persistante circule, affirmant qu’Ousmane Sonko aurait orchestré le gel temporaire de certains accords pour mieux se positionner comme négociateur incontournable. Cette stratégie vise à disqualifier Diomaye Faye aux yeux des investisseurs, tout en confortant l’idée que la Primature est la seule autorité fiable pour conduire le pays.
Vers un État aux allures de monarchie constitutionnelle
En théorie, le Sénégal demeure une république dans laquelle le président est le pivot institutionnel. En pratique, le pouvoir se mue peu à peu en une forme de monarchie constitutionnelle déguisée, où le Premier ministre règne en véritable chef. Cet arrangement contre-nature, consenti par un président qui refuse d’exercer ses attributions, brouille l’image du pays, longtemps cité comme un modèle démocratique en Afrique.
Sur la scène diplomatique, la voix du Sénégal paraît discordante : le chef de l’État en titre n’a plus de contrôle, tandis que le Premier ministre affiche ses propres orientations. Au plan intérieur, les citoyens, désorientés, s’interrogent sur la validité de leur choix électoral. Les critiques dénoncent une « tromperie politique », dans laquelle l’étiquette présidentielle masque l’ambition dévorante d’Ousmane Sonko.
Un avenir incertain pour le duo Sonko-Faye
La situation actuelle soulève plusieurs interrogations pour l’avenir du pays. Si le président Faye continue de s’effacer, quelles en seront les conséquences sur la stabilité institutionnelle ? La justice, déjà sous forte influence, sera-t-elle en mesure d’arbitrer d’éventuels conflits au sommet de l’État ? Les partenaires internationaux, lassés par les tergiversations, pourraient eux aussi se détourner du Sénégal.
Certains observateurs estiment que le Premier ministre pourrait éventuellement forcer un changement de Constitution pour légitimer son rôle surdimensionné. D’autres évoquent la possibilité que Bassirou Diomaye Faye démissionne purement et simplement, actant ainsi une prise de pouvoir total par Sonko. Dans l’immédiat, les spéculations vont bon train, tandis que la vie politique sénégalaise reste suspendue aux décisions du Premier ministre.
La conclusion d’une discorde planifiée
Finalement, la « bataille au sommet de l’État » illustre la fragilité d’un attelage président-premier ministre mal conçu. L’élection de Bassirou Diomaye Faye a paradoxalement placé Ousmane Sonko en situation de supériorité, grâce à des appuis parlementaires et à un réseau solide dans l’appareil d’État. Les maladresses diplomatiques, les échecs financiers et les faux-semblants institutionnels témoignent d’une architecture de pouvoir déséquilibrée, où un chef de l’État élu s’incline devant un Premier ministre qui se revendique le seul décideur.
Le poids des controverses, qu’il s’agisse de dossiers internationaux comme la suspension du contrat Acwa Power ou du rapport conflictuel avec la Mauritanie, ne cesse de miner la crédibilité des deux têtes de l’exécutif. Plus critique encore, la remise en cause du modèle démocratique sénégalais risque d’éroder la confiance populaire. Les pays arabes, asiatiques et occidentaux observent de loin ces luttes internes. Personne ne sait si le président Faye tentera un ultime sursaut pour redresser la barre, ou s’il continuera d’endosser le rôle d’un dirigeant fantoche, pendant que Sonko consolide davantage son pouvoir.
Dans ce contexte incertain, il apparaît clairement qu’au Sénégal, l’autorité réelle s’exerce depuis la Primature. Et tant que ce jeu de dupes perdurera, on peut s’attendre à voir se multiplier les cafouillages, tant à l’intérieur qu’au-delà des frontières. Pour le moment, Ousmane Sonko semble avoir remporté la partie. Quant à Bassirou Diomaye Faye, il demeure prisonnier d’un statut présidentiel vide, symbolisant l’ironie d’une République où le vote populaire n’a pas suffi à garantir l’exercice effectif du pouvoir.