La réunion des ministres arabes des affaires étrangères qui s’est tenue au Caire en mars 2020 aurait pu se passer comme toutes les autres réunions similaires, sous le signe de la monotonie et d’attentes limitées, mais les données du vote lors de cette session ont révélé une nouvelle réalité qui met en évidence les rapports de force dans la Corne de l’Afrique. Lors de cette réunion, il a été rapporté que la Somalie avait rejeté un projet de résolution soumis par Le Caire à la Ligue arabe sur le grand barrage éthiopien de la Renaissance, qui affirme ses droits historiques sur les eaux du Nil. La position de la Somalie a été reprise en juin de la même année lorsque Mogadiscio et Djibouti ont également exprimé des réserves, cette fois sur une clause incluse dans une résolution similaire.
Ce succès éthiopien à attirer les alliés historiques du Caire en Afrique de l’Est est un résultat légitime du dynamisme de la politique étrangère d’Addis-Abeba et de sa capacité à construire un réseau d’intérêts avec ses voisins, et de ce que l’écrivain égyptien Fahmy Huwaidi a décrit dans un article comme une absence de l’Égypte en Afrique et son contentement de la « ruse » en tant que substitut de la stratégie.
Pour comprendre la profondeur des changements en cours, il suffit de jeter un coup d’œil sur l’histoire des interactions entre Mogadiscio, Addis-Abeba et Le Caire. Un ancien diplomate somalien décrit le rapport entre son pays et l’Éthiopie comme une « menace existentielle » l’un pour l’autre, les deux pays s’étant livré des guerres violentes pendant des siècles. En revanche, Mogadiscio s’est abstenu de boycotter le Caire à la suite des accords de Camp David et a, auparavant, envoyé un bataillon d’artillerie pour participer au front égyptien lors de la guerre du 6 octobre 1937.
En quête vers le leadership régional
Dans son article sur la politique régionale de son pays, l’expert éthiopien en matière de paix et de sécurité Medheni Tadesse affirme que l’influence régionale croissante d’Addis-Abeba sous l’ère de l’EPRDF (Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien) (1991-2016) repose sur une combinaison de facteurs qui se renforcent mutuellement aux niveaux interne, régional et international.
Selon M. Tadesse, depuis les années 1990, les dirigeants éthiopiens ont cristallisé une vision selon laquelle un changement géopolitique régional en leur faveur est économiquement conditionné par la transformation de « l’Éthiopie d’un désastre appauvri en un pays plus productif » Un pays doté d’une économie forte serait en bien meilleure position pour rivaliser et contrer la menace stratégique de l’Égypte.
Malgré les défis ethniques et les troubles périodiques, le gouvernement central, dirigé par des leaders tels que Meles Zenawi, décrit par un ancien fonctionnaire américain comme « l’un des cinq leaders les plus intelligents d’Afrique », a été en mesure de se maintenir aux commandes et d’assurer la sécurité, créant ainsi un environnement propice à une transformation économique majeure.
Décrite par certains spécialistes comme « l’une des grandes histoires du XXIe siècle », l’Éthiopie est passée du troisième pays le plus pauvre en 2000 à l’une des économies les plus dynamiques du monde, avec un taux de croissance de 10 % certaines années, grâce aux investissements massifs de l’État dans des projets économiques, en particulier ceux liés aux infrastructures, qui ont fait du pays le centre économique le plus important de la région.
En outre, le gouvernement éthiopien a réussi à reconstituer ses forces armées qui, des décombres de la guerre civile, sont devenues l’une des plus grandes armées du continent africain. Grâce à cette force militaire, il a conclu des partenariats de sécurité avec des puissances occidentales pour lutter contre ce qu’on a qualifié de “terrorisme”, ce qui lui a permis d’obtenir un soutien économique, politique et sécuritaire qui a fait de lui le gendarme de la région, soutenu par l’Occident, pendant de nombreuses années.
L’Éthiopie en Somalie
Sur le plan régional, l’Éthiopie a profité de l’effondrement de l’État en Somalie et du déclin du rôle de l’Érythrée à la suite des sanctions internationales et du blocus d’Asmara, prenant l’initiative de combler tous ces vides avec différents outils grâce auxquels elle a pu construire un réseau d’intérêts la liant à ses voisins et les attirant dans l’orbite éthiopienne parallèlement au déclin et à l’absence de rôle de ses principaux rivaux dans la vallée du Nil : L’Égypte, préoccupée par ses crises internes et les répercussions du Printemps arabe au Moyen-Orient.
En Somalie, les troupes éthiopiennes représentent la composante la plus importante de la mission africaine de maintien de la paix en Somalie (AMISOM) et de son successeur (ATMIS), car Mogadiscio en a grandement besoin dans sa guerre contre Al-Shabaab.
Addis-Abeba a également noué des liens étroits avec certaines des régions fédérales somaliennes, ce qui lui a permis de devenir un intermédiaire entre celles-ci et Mogadiscio, d’une part, et de faire pression sur ces dernières pour qu’elles parviennent à certains accords, d’autre part ; le rôle de l’Éthiopie à cet égard est toujours d’actualité, puisque Addis-Abeba ne s’est pas pliée aux exigences de Mogadiscio de fermer ses consulats dans les régions du Puntland et du Somaliland.
L’Éthiopie a également joué la carte de l’eau en faisant pression sur le gouvernement fédéral de Somalie pour qu’il mette en place des projets sur le fleuve Shabelle, qui prend sa source sur le plateau éthiopien et constitue – avec son jumeau, le Juba – la principale source de vie dans le sud de la Somalie.
Djibouti, le poumon maritime de l’Éthiopie
Après la guerre de 1998-2000 qui a conduit à une rupture totale entre l’Éthiopie et l’Érythrée, Djibouti a servi de débouché alternatif à l’énorme marché éthiopien. Le port de Djibouti est devenu une porte d’entrée pour 95 % des importations et exportations éthiopiennes, et les bénéfices de Djibouti provenant de cette coopération ont été estimés à 1 milliard de dollars par an.
Djibouti étant devenu le poumon maritime de l’Éthiopie, les relations entre les deux pays se sont resserrées, le port djiboutien de Doraleh étant relié à Addis-Abeba par une ligne de chemin de fer de 756 kilomètres alimentée par l’électricité.
Le projet d’interconnexion électrique entre les deux pays couvre 80 % des besoins en électricité de Djibouti et, en 2019, il a été annoncé qu’un accord avait été signé dans la capitale éthiopienne pour la construction d’un gazoduc d’exportation de gaz naturel d’une valeur de 4 milliards de dollars.
Pour répondre aux difficultés de Djibouti à fournir de l’eau douce pour la boisson et l’agriculture en raison de l’environnement désertique aride, un projet a été lancé en 2017 pour transférer 100.000 mètres cubes d’eau par jour de la région Somali de l’Éthiopie vers la région Ali Sabih de Djibouti, où le volume de pompage quotidien est maintenant estimé à 20.000 mètres cubes.
La suspicion reprend le dessus
La création de l’alliance tripartite entre l’Éthiopie, l’Érythrée et la Somalie a représenté le point culminant d’un moment d’optimisme au cours duquel la région semblait vouloir tourner la page des différends passés et s’acheminer vers un état d’intégration économique et de coordination politique sous la conduite de la locomotive éthiopienne.
Cette alliance a formé un bouclier régional pour protéger l’Éthiopie, la dernière menace pesant sur celle-ci ayant été éteinte par la réconciliation avec l’Érythrée, qui a fait perdre au Caire une carte importante. Selon un article du journaliste éthiopien Anwar Ibrahim, les années 2013 et 2014 ont été marquées par des tentatives de sabotage visant le barrage de la Renaissance émanant de l’Érythrée.
L’issue de la guerre du Tigré (2020-2022) et l’accord de Pretoria entre Addis Abeba et le TPLF (Front de libération du peuple du Tigré) ont provoqué des tensions entre ce dernier et Asmara, qui a considéré cet accord comme un « complot américain » le visant. Les ambitions de l’Éthiopie d’obtenir un débouché maritime ont fait monter le niveau de tension dans les relations avec Asmara et les craintes à Djibouti, et ont conduit au déclenchement d’une crise qui ne cesse de s’aggraver depuis des mois après la signature par le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed d’un protocole d’accord avec la région séparatiste du Somaliland, que le président somalien Hassan Sheikh Mohamud a qualifié de « violation directe de la souveraineté » de son pays, expulsant l’ambassadeur éthiopien du pays et faisant de l’annulation du protocole une condition essentielle à la normalisation des relations avec Addis-Abeba.
Le come-back égyptien
L’activité diplomatique accrue de l’Égypte dans la Corne de l’Afrique est perceptible depuis mai 2021, lorsque l’avion du président Abdel Fattah al-Sissi a atterri sur le tarmac de l’aéroport de Djibouti lors de la première visite d’un président égyptien dans ce pays stratégiquement sensible.
Alors que de nombreux observateurs pensent que les nuages de tension qui planent sur la région représentent un environnement idéal pour une présence égyptienne accrue, le chercheur somalien Shafi’i Aptedun affirme que les principales raisons du virage égyptien vers la Corne de l’Afrique sont l’échec du processus de négociation avec Addis-Abeba pour parvenir à des accords définitifs sur la question du barrage de la Renaissance.
En outre, les tensions sécuritaires dans le sud de la mer Rouge et leurs répercussions sur l’économie et la sécurité égyptiennes ont soulevé des questions pressantes au Caire sur la manière de gérer la nouvelle réalité, car certains pays de la Corne donnent sur le Bab al-Mandab, qui est la porte d’entrée méridionale du canal de Suez.
Et dans ce contexte de la rivalité égypto-éthiopienne, M. Aptedun estime qu’une partie de la démarche égyptienne est liée aux menaces que le Caire voit dans la perspective qu’Addis-Abeba obtienne un débouché maritime et une base militaire dans la région du Somaliland, ce qui jette une ombre sur les intérêts de l’Égypte dans la région ainsi que sur le trafic commercial passant par le canal de Suez.
Les cartes égyptiennes
Dans le cadre de ses tentatives pour tirer parti de la nouvelle réalité dans la Corne de l’Afrique, le Caire a recours à plusieurs cartes. La diplomatie, représentée par des visites réciproques de hauts fonctionnaires entre les deux parties. Ainsi, les premiers déplacements du nouveau ministre égyptien des affaires étrangères, Badr Abdel Ati, ont été effectués à Djibouti et à Mogadiscio.
Le Caire a également annoncé son intention d’ouvrir un nouveau bâtiment pour son ambassade dans la capitale somalienne, Mogadiscio, et de lancer des vols directs entre la capitale égyptienne, Djibouti et la Somalie.
Le professeur d’études africaines Badr Shafie souligne que Le Caire a une occasion historique à saisir pour tenter de former, sous sa direction, une alliance régionale incluant les pays voisins de l’Éthiopie, en profitant de l’état de tension entre ces pays et Addis-Abeba, qui a commencé à se manifester avec l’annonce, au début de l’année, de la probabilité croissante de former une alliance égypto-érythro-somalienne.
L’établissement de partenariats de sécurité militaire avec des pays de la région reste l’une des options à la disposition du Caire. Les conseils des ministres de la Somalie et de l’Égypte ont approuvé un accord de sécurité en matière de défense qui permettra à l’Égypte, entre autres, de former les forces somaliennes et de soutenir les institutions de sécurité somaliennes sur les plans technique et logistique.