Les réactions des personnalités sénégalaises se poursuivent à propos de l’affaire opposant le député, Ousmane Sonko, à son accusatrice pour viol, Adji Sarr. Dans ce texte éloquent, l’écrivain El Hadji Souleymane Gassama alias Elgas, auteur de « Un Dieu et des mœurs » revient sur cette affaire qu’il a qualifié de la plus grande secousse politique récente.
D’elle, on ne sait, finalement, pas grand-chose. Protagoniste de la plus grande secousse politique récente, elle reste un mystère, sauf à prendre pour argent comptant tous les témoignages – toujours à charge – qui ont pullulé à son sujet, relayés et scrutés, dans un voyeurisme pour le moins inélégant. On y apprend donc, en ramassant les bouts de ce puzzle à visée infamante, que c’est une post-adolescente enjouée et provocatrice, orpheline aux mœurs légères, fille frivole aux activités professionnelles douteuses et instables, et en bout de course, marionnette consentante d’une conspiration politique à plus grande échelle.
C’est à peine si, dans la foulée, la sentence morale populaire ne l’a pas qualifiée de « pute », avec pour objectif d’invalider ainsi son récit, de délégitimer sa souffrance, et de lui dénier tout statut souverain, sinon de victime au moins d’individu rationnel, capable de choix, bons, mauvais ou cynique, peu importe, mais maîtresse de ses humeurs. Pêle-mêle, ex-employeuses, membres de sa famille, collègues de travail, connaissances du deuxième cercle, commentateurs de tous poils, jusqu’à des féministes, tous ont peint devant les micros avides un personnage volage, malléable, appât pour attirer Ousmane Sonko dans le piège.
Face à un déchaînement national, et à une déflagration à portée mondiale, la tentation est là, bien réelle, pressante même, de choisir son parti. De tous bords, l’injonction est au choix dare-dare, avec un caractère inquisitorial de chasse aux sorcières. La germe de révolution, sur un lit déchirant de cadavres, n’aménage que très peu un espace pour la lucidité, la tempérance, la quête sans renoncement d’une clarté globale. Il est essentiel pourtant de contrarier la frénésie ; ainsi, de tenir les deux bouts de l’histoire, de ne sacrifier ni l’un ni l’autre, encore moins la justice, au devoir d’empathie et de vérité. Rappeler par conséquent les deux passifs qui conduisent à cette impression de chaos général.
Le premier, de perspective plus ancienne, documenté depuis tout bonnement soixante ans, par nombres de chercheurs et journalistes. La justice politique au Sénégal est un vieux serpent de mer qui n’a épargné aucune présidence. Avec des degrés d’insanité et d’intensité variables, tous les pouvoirs, depuis Senghor, en 1963 – date symbolique – ont fait de l’instrument judiciaire, le bras armé d’une répression politique. Si les deux dernières décennies, sous mandature libérale, l’ont sophistiqué et précipité dans un abîme irréversible, il est juste de rappeler que le mal est chronique. Sans l’appréhension de la réalité dans sa globalité, les faussaires mandataires changeront, sans que la faille ne soit refermée. S’il existe bel et bien un corps judiciaire méritant, avec des profils érudits, brillants, attachés aux valeurs cardinales, bien souvent dans des conditions précaires et parfois empêchés d’effectuer leur mission, il y a à déplorer cette politisation à outrance qui entache la réputation de tout un corps de métier et qui n’est, en définitive, que l’expression d’une démocratie nationale surévaluée. Une baudruche, objet de fanfaronnade continentale qui, à chaque crash-test, découvre sa fragilité et se dégonfle. De Abdoulaye Wade à Macky Sall, avec un cadre fait de sociétés plus ouvertes, plus connectées, mois corruptibles par le secret, ces dérives devenues défectuosités chroniques, ont semblé cristalliser la réverbération sur ces deux hommes, et à juste titre. Dans un tel contexte, le citoyen est légitimement en droit de douter de la neutralité d’un arbitre qu’on sait acquis à la cause de l’exécutif. Ainsi faussés, les termes du match politique, trouvent des scènes annexes, qui ne consacrent que les aires de confrontation, plus ou moins violentes. Dans le surgissement de cette affaire, ce passif d’une opposition systématiquement embastillée, sans qu’elle ne soit toujours irréprochable du reste, est précisément ce qui empêche la sérénité du climat, car le discrédit de la justice est l’explication première de la jungle actuelle. Et Macky Sall, en amputant ses adversaires qui se tirent des balles dans le pied, est responsable d’un tel climat autoritaire, et par bien des versants, despotique. Il s’est trouvé beaucoup d’analystes à le dire, à leurs dépens – j’en fus – indépendamment des épisodes Karim Wade ou Khalifa Sall. Cette vigilance avait même échappé à des (anciens) alliés du pouvoir, devenus aujourd’hui, des contempteurs.
Le second passif, dans l’affaire stricto-sensu, tient du Curriculum Vitae moral de Ousmane Sonko. En donnant et entretenant de lui l’image d’un probe incorruptible, à cheval sur la vertu, il a, de fait, réduit sa marge d’erreur. D’où la stupéfaction légitime, y compris jusque dans ses rangs, de savoir que pour des « prescriptions médicales » (l’argument est de lui-même) il n’avait trouvé rien d’autre que les services d’une masseuse, si jeune, non qualifiée, dans un établissement certes agréé, mais où nulle mention n’est faite de vertus thérapeutiques des prestations proposées. Un établissement équivoque dont la fréquentation ne peut qu’éveiller le soupçon, surtout de la part d’un personnage qui s’est érigé, avec tant de mérites, comme espoir d’une jeunesse qui avait divorcé de la politique. A minima, il y a là une légèreté, et en politique, c’est une faute. Le chemin vers le pouvoir est, on peut en gager, parsemé d’embuches bien plus sérieuses que celle-ci. Les ennemis, réels, avec des pratiques douteuses, sont nombre d’obstacles que l’aspirant devra affronter. C’est la politique, elle-même, qui n’est pas une litanie de vertu : les coups bas y sont légion et toute candeur y sera, à la longue, inaudible. La morale est souvent chahuteuse, c’est un constat millénaire. Et si l’on ne peut pas véritablement faire griefs à Ousmane Sonko d’avoir, sinon une double vie, des envies particulières, ce n’est pas non plus à ses détracteurs – qui certes souhaitaient son faux-pas – qu’il doit s’en prendre quand le miroir de la vertu se fissure. Dans son vécu, il a été le juge le plus impitoyable avec les potentiels déviants, jusqu’à en faire son identité. Dans les affaires de chair à ressorts multiples, dont les vérités sont pendues aux secrets de l’intimité, la communication doit être habile, et surtout attachée à la vérité totale, parce que chaque rétention d’information ou omission, du mis en cause, court le risque de l’effet boomerang, bien plus dommageable.
Tout compte fait, la rencontre entre ces deux passifs, une justice partisane qui suscite une méfiance, voire une défiance on ne peut plus normales, et un homme pris aux pièges des vicissitudes d’une vie qu’il promettait infaillible au test moral, fait de cette séquence un étrange quiproquo : la collision entre une banale affaire de mœurs et un empressement politique disproportionné à s’engouffrer dans la brèche pour abattre un adversaire. A l’occasion de l’épisode en cours, tous les passifs anciens, longs, souterrains, et refoulés, comme la grande pauvreté, l’impensé de classes, le droit des femmes, le passif colonial, les castes sociales ou politiques, la violence des forces de l’ordre, ensemble de vieux problèmes majeurs, rejaillissent sur un opposant devenu martyr, figure presque prophétique de la destinée vers le pouvoir, et sont soldés sur le dos d’une jeune fille éclipsée, niée dans sa souffrance potentielle.
Car c’est bien de Adji Sarr, bâillonnée, et victime d’une unanimité tabassante jusqu’à ses bienfaiteurs récents et mal intentionnés, dont il convient de parler. Nul besoin d’être féministe ou de donner des gages au progressisme ambiant pour s’en préoccuper, car le viol est un sujet sérieux, majeur, coffre scellé de blessures importantes chez beaucoup de femmes. Il suffit de s’en ouvrir à des sœurs, à des amies, et quand l’étouffoir de l’inconfort de la confession saute, ce sont des récits souvent glaçants qui ne peuvent laisser indifférent. On ne cherche pas plus loin pour trouver que les coupables d’une série de violences physiques ou symboliques contre les femmes, sont le fait de nos proches, de nos amis, de nos connaissances, théoriquement nous-mêmes. Le réflexe même de la discréditation de la parole des femmes violentées, est un fait social irréfutable et très souvent, cette négation de la parole est le début même de la négation de la souffrance. Avec tout un impensé social et sociétal, sur ces sujets, et parfois même, la caution qu’apportent les pratiques traditionnelles et religieuses dominatrices, il est essentiel de prêter l’oreille et être sensible à la parole des femmes se disant victimes de violences. Prêter l’oreille n’étant pas, naturellement, une tacite acceptation de tous les faits allégués. Le genre féminin n’est pas immunisé contre le mensonge, ni les coups montés. Mais bâillonner une parole d’emblée, sans plus d’éléments, c’est un terrible signal pour une armée de victimes, en attente du courage des guides pour témoigner. Ce n’est pas parce que l’ambassadrice de cette souffrance, Adji Sarr, présente des incohérences, des fragilités notoires, et des faiblesses, qu’il faut disqualifier toute la parole. C’est céder à un nihilisme contre-productif. Cette pédagogie n’est pas dirigée contre Ousmane Sonko, mais c’est le minimum de l’empathie qu’on se doit d’offrir. Le statut de victime n’est pas une exclusivité, il peut être partagé. Reconnaître l’injustice subie par chaque protagoniste, est le meilleur chemin pour l’édification de cette justice sereine, inclusive, et républicaine. Toute négation des droits de cette femme impactera ceux de Ousmane Sonko. Depuis le début de l’affaire, le procès de Adji Sarr a été fait, acté, tranché, sans autre forme de procès, au mépris de ses droits, de son âge, de sa condition.
Un jour, à défaut de justice dont on désespère, la vérité éclatera. La patience n’est pas le fort du commentariat mais le temps politique est un temps long, soit. L’urgence est à la dénonciation d’un pouvoir aux abois, soit ; et cela a été fait, brillamment par nombre de tribunes. On saura, un jour, ce qui s’est passé entre Ousmane Sonko et Adji Sarr. Si c’est un complot, comme des éléments de procédure ayant fuités et des commentaires semblent le corroborer, le triomphe du martyr sera là car les basses attaques ne font que fortifier leur cible. Ousmane Sonko y gagnera donc et y gagne déjà, lui dont le plus grand capital, est d’avoir réenchanté chez les catégories les plus réfractaires à l’engagement, l’espoir et le patriotisme. Pour l’heure, en l’absence de la parole détaillée, libre, complète, circonstanciée, rendue impartialement, de Adji Sarr, les éléments parcellaires et les zones d’ombre restantes, ne permettent pas, même aux devins, de statuer définitivement.
Dans cette faille temporelle, c’est à elle, victime de sa naïveté, de coupables plus obscènes qu’elle, de manipulateurs, d’abus ou de viol pur et simple, peu importe, qu’il faut penser. Le temps du doute doit aller à cette gamine, qui est dans tous les sens du terme, une victime. Un cas presque clinique pour la gauche sénégalaise : une déshéritée, sans mère, sans repères, délaissée par des proches, offerte à tous les appétits malfaisants de bourreaux de divers ordres. Adji Sarr a tout le pedigree des pilleurs de magasins, il y a fort à parier qu’elle aurait été, étant donné sa condition, de celles sur qui le pouvoir s’exerce dans toute sa violence. Parce que des Adji Sarr, le pays en regorge, symboles même des inégalités, tout comme les bonnes et leurs secrets lourds, les autres sans grades de l’informel, et toutes les autres damnées silencieuses. Dans la folie collective actuelle, il faut, quand même et malgré tout, leur offrir un peu de soin.
Souleymane Elgas